S.W.Y.N ¤ Someone Wants You Nuts ¤
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 Colchiques

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Tao Lyngheid
C.A.M
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Tao Lyngheid



 
▌Né(e) le: 3 décembre
▌Pays d'origine: Norvège, République Tchèque
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MessageSujet: Re: Colchiques   Colchiques EmptyMer 28 Avr - 4:15

Le sol tangue. Au ressac, la nuit l'avait recraché sur la berge. Il avait glissé sur le sable, puis s'y était encastré, comme un coquillage. Vidé de sa chair. Ses yeux glacés dans le givre, vitreux, avaient oublié le visage du sommeil. Des ombres, un cri, les hallucinations comme des bouées de sauvetage. Je ne veux pas dormir. Je ne veux plus dormir. Dans la mémoire, des empreintes de souvenirs qui font perdre pied. Tao avait dérivé quelque part au large, accroché à une bouteille de rhum. N'avait-il pas accoster sur une île, le temps d'une danse... Une île où les femmes étaient de sable fin et doux, de sable ambré. Ses mains sur la taille ferme et enrobant les hanches, ses mains se gavant de courbes généreuses. Et leurs corps entrelacés ondoyant d'un même souffle, vibrant au rythme du tambour de leurs bassins. Elle lui avait embrassé son prénom à l'oreille, et ils étaient sortis dans la ruelle. Il se souvenait ses doigts habiles, ses ongles écarlates sur le blanc du papier. Puis la fumée entre ses lèvres pulpeuses, ses lèvres qui s'étaient rapprochées des siennes. Il avait aspiré la boucane. Plusieurs fois. L'océan de rhum l'avait noyé, le sable s'était introduit sous ses vêtements et l'obscurité lui faisait croire à un rêve.
La nuit, moulée dans sa robe bleue, lui avait fait voir les étoiles de près. Dans un soupir, Tao avait glissé contre la brique. Assis sur le bitume humide, la nuque fléchie sous le poids de l'inconscience, il avait fermé les yeux un moment, s'enveloppant d'un épais brouillard. Une main l'avait soulagé de la monnaie qui pesait dans les poches de son jean, puis s'en était allée dans de vifs claquements de talons. Et dans ce faux silence, entre les voix lointaines des fêtards et la musique captive des boîtes de nuit, Chopin était revenu d'entre les morts, ressuscité sur une partition d'asphalte. Des notes blanches étaient apparues sous le regard absent de Tao, elles garniraient les vides jusqu'au jour.
Soulevé par l'inconfort, il s'était finalement relevé et avait ramé jusqu'à l'université, semant sur son passage tantôt les humeurs d'un estomac abîmé, tantôt quelques idées déformées par l'ivresse. Ainsi avait-il cheminé en suivant les pas de Chopin qui marchait devant lui, jusqu'à prendre place derrière une bête énorme, seul, dans un silence cette fois, bien réel.

Il cherche le célèbre compositeur du regard, mais ne voit personne. Tao a été avalé par une pièce d'une intimidante arrogance. Une pièce qui impose un talent qu'il doute posséder. Il a un haut-le-cœur, mais n'ayant plus rien à vomir, il se contente de baisser les yeux sur les touches laiteuses qui le narguent. Si blanches, si douces, il ne pourrait que les salir, lui, le naufragé.
Dans la poche intérieure de sa veste, Tao trouve de quoi maquiller le lustre du piano. Cigarette entre les lèvres, il s'allume du bout de sa baguette, laisse tomber sa veste par terre et retire ses chaussures en les envoyant rouler contre un mur. Tendant ses dix doigts vers le plafond, il fait fléchir ses poignets en des craquements sonores, serre les poings et enfin, relâche son emprise sur le vide. Voilà qu'il retrouve des mains souples, mais fanées. Des mains d'homme fatiguées d'avoir peu fait, pourtant. Des mains fortes, mais fines. Sillonnées de racines épaisses qui ont la couleur de la peau. Des mains qui n'ont pas oublié.
Le clavier s'est légèrement effacé dans la brume grisâtre. Ainsi Tao se risque-t-il à positionner ses mémoires de mains sur les touches, et son pied droit au-dessus du pédalier.

Prélude

Avant, il y avait eu la pluie, pour l'accompagner. Pour masquer les fausses notes et les hésitations. Dans un salon désert, le plus souvent. Pas toujours. Et des voix, derrière les murs, dans les cadres de portes... Des mots dont il jouait la trame musicale en faisant la grimace aux fenêtres, et à qui se hasardaient à en traverser les cadres. Ou alors au contraire, en s'inventant bon élève, garçon modèle, balançant son corps d'avant-arrière au rythme de la mélodie, habité par sa musique du bout de ses orteils dénudés à l'extrémité de ses ongles taillés. Cependant, venait malgré lui un temps où il oubliait les singeries et les mascarades, et où Tao jouait, dos légèrement courbé, bras relâchés, mains libres sur les lattes vernies. Traduisant, sans en être conscient, son ennui, son inconfort, toute sa vulnérabilité, ses mensonges et ses aveux, dans la voix du piano.
Doucement! marmonnait le vieux professeur à travers sa barbe. Et Tao ralentissait, frôlait les touches du bout des doigts, suivait un tempo lent, lent, terriblement lent... Jusqu'à la claque derrière la tête.
Recommence! postillonnait le vieux à la première erreur. Et il recommençait en serrant les dents. Oh! Tao n'était pas doté de grandes aptitudes techniques, mais il a[vait] du potentiel. Un petit quelque chose qui vaudrait la peine de fournir les efforts nécessaires pour le forcer un peu, ce talent. Jouer avec ses tripes ce n'est pas tout, mais c'est déjà pas mal. Pas trop mal... Et engageant. À chaque fois, avoir l'impression de s'écarteler le crâne et de nourrir l'instrument avec quelques méninges crus.

"Continue."

Pourquoi pas. Ce n'est que de la musique. Une voix de plus ou de moins... Une blanche de plus, une Blanche de moins... Il a reconnu sa voix. Non, c'est faux. Il a vu son reflet, dans la fenêtre. Et le regarde encore. Il avait entendu son prénom et retenu pour les commérages qui l'avait accompagné. Tao s'était imaginé père, aujourd'hui, à son âge, quand on lui avait dit pour Blanche. Rien que l'idée lui avait donné le vertige. De ces vertiges auxquels l'on remédie en cessant d'y penser. Il avait fait volte-face, s'en était remis à ses tracas d'étudiant et à l'insouciante relation (plus ou moins) amoureuse dans laquelle il se trouvait alors. Peu lui avait importé les histoires des amants, amis, de Blanche... Tao s'était arrêté à ce ventre sous lequel un petit bout d'homme avait pris racine. Une telle responsabilité, un tel poids, une telle contrainte... Parent. Qu'il ait vingt-six ou vingt-sept ou trente ou quarante ans, lui avait-il semblé, jamais il ne s'estimerait suffisamment prêt à endosser la vie d'un autre.

Elle semble fatiguée. Ou fanée, comme ses mains. Peut-être ne sait-elle pas oublier, elle non plus, songe Tao. Il regarde encore un peu la vitre, parce que même fanées, il y a des fleurs qu'on aime à admirer. Son reflet est comme un tableau impressionniste. Une Blanche immortalisée dans le verre, sur fond de nuit noire. Fragile, il aurait peur de la briser en la touchant.
Le souvenir tire à sa fin, les doigts de Tao ravivent les dernières notes de la partition préservée des ravages du temps et de ses mensonges. C'est peut-être un adieu, comment savoir... Il baisse la tête, le mégot lui glisse des lèvres et tombe par terre, entre ses pieds, et rejoint le petit amas de cendres. Il ne se souvient même plus avoir fumé. Ses mains lâchent finalement leur prise sur le clavier et glissent sur ses cuisses.

- C'est tout...

L'est-ce vraiment? Par le ton de sa voix éraillée, lui-même n'en semble pas convaincu, mais ses mains crispées sur le tissu de son pantalon lui indiquent le contraire. Oui, c'est tout. Parce que

- Le reste, j'ai oublié...

Le reste; des recueils et des recueils, des feuilles et des feuilles, toutes barbouillées, noyées dans leur encre. Tao a tourné la tête, un peu, il voit Blanche du coin de l'œil. Il attend qu'elle tourne les talons, et qu'elle reparte, possiblement déçue. Peut-être, en fait, préfèrerait-il qu'elle reparte, comme si elle n'était jamais venue, comme s'il n'y avait jamais eu d'autres oreilles que les siennes, pour entendre.

- Je crois.

En même temps, n'est-il pas bon de s'émouvoir, même péniblement, devant une œuvre d'art... Un tableau qui se laisse deviner, dissimulé derrière des impressions.
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Tao Lyngheid
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Tao Lyngheid



 
▌Né(e) le: 3 décembre
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MessageSujet: Re: Colchiques   Colchiques EmptyMer 5 Mai - 4:55

Tao aimait la pluie. Celle qui ne goûtait rien, ou ce qu'on voulait, il la préférait, de loin, à celle qui a le goût du sel. Et il aimait voir les rigoles d'eau couler sur le trottoir en emportant tout sur leur passage. Avant de disparaître, le dragon, le soleil, les nuages, l'arbre, la maison, le troll, Lae, lui... se déformaient, s'amalgamaient en mêlant leur larmes multicolores les unes aux autres. C'était un tableau à recommencer, à chaque fois.
Dans les cours d'écoles, les cercles ne disparaissaient pas et les espaces vides étaient devenus le territoire de Tao, bien que les apparences mentaient le contraire. Car d'univers où il sentit qu'il pourrait entrer en orbite il avait du mal à trouver, même en prétendant le contraire. Il voguait de l'un à l'autre après avoir tracé un X sur un soit-disant port d'attache. Au cas où il s'égarerait, il aimait pouvoir entretenir l'illusion qu'il retrouverait toujours un quelque part où on le reconnaîtrait. Mais avec le temps, les marques s'effacent, et maintenant qu'il a plut, les repères on disparu, on navigue au gré du hasard. Et plus il va, plus il a du mal à se retourner, moins il éprouve l'envie de tendre la main aux visages connus, pour qu'ils le ramènent auprès d'eux. Il ne prend pas goût à la solitude, c'est elle qui s'en empare . Elle lui façonne un étranger à même le reflet. Elle n'a jamais été bien loin, tout ce temps, elle profite seulement de l'occasion. Le drame portera le blâme, et elle aura gagné son pari, contre toutes les autres. Une grande romantique. Elle en fera un beau malheur qui lui inspirera de ces beautés que seuls ses amants ont vues.
La pluie goûte le sel et le reste est fade, sans couleur. C'est dessiner sur un tableau noir avec une craie noire. C'est un pays de monstres et de princesses. De monstres en robes longues et de princesses aux dents acérées... C'est des conversations entre soleil et lune, et tout ce que tu veux que tu n'auras jamais, ou que tu voulais et que tu ne veux plus. C'est des rayons de nuages et des constellations de cailloux. C'est des troupeaux de pianos qui broutent dans un champ de doigts et des Lae avec dix bras. Et des blanches qui jouent faux.

Tao fronce les sourcils. C'est elle, qui triche. C'est elle qui est là alors qu'il ne devait y avoir personne. Elle franchit des limites qu'elle ne voit même pas. Il a envie de cogner sur le clavier avec son poing, de lui donner un de ces mal de dents, au piano, parce que c'est une bête stupide. Tous les pianos sont des imbéciles. Des imbéciles qui se laissent charmer par les plus minables des pianistes. Qui se laissent flatter comme des objets et frapper comme des moins que rien. Ces bêtes chantent pour tous les crétins qui ne savent pas chanter eux-même, qui sont des amputés de vérité et qui n'ont appris qu'à parler avec leurs mains, muets, et sourds. Parce que quand ils en ont marre, ils n'entendent plus rien. Ils abaissent le couvercle, la musique disparaît. Une fois, le couvercle lui a mordu les doigts.
Mais elle rit, après. Elle rit en Blanche majeur, c'est comme un soupir, sur une partition. Tao a oublié la suite alors, c'est plutôt comme un trou. Chopin a laissé dans son absence les relents de l'alcool. Le cœur de Tao bat encore au rythme des chansons barbares que gueulaient les bars, là-bas. Et s'il avait été seul, elle, elle dont il a oublié le nom et qui avait des étoiles au bout des doigts et entre ses lèvres, serait revenue. Il l'aurait fait revenir, dans sa tête, dans ses mains, pour goûter encore un peu d'ivresse, le goût du vice.

Tao ne regarde ni le reflet, ni personne, il regarde l'amas de cendres à ses pieds, et ses pieds. Il entend la voix de Blanche et se dit que c'est bien, comme ça, seule dans le silence, sans réponse. Sa voix à lui est trop loin à l'intérieur, au creux de ses tripes retournées. Il pose son bras sur le clavier. Ça fait du son, n'importe quoi, ça dissone. Il pose l'autre bras aussi, plutôt le coude, et dans la main, il appuie sa mâchoire. Lae est loin, se dit-il en observant le lustre de la robe noire du piano. Elle devrait être ici, assise à côté de lui avec sa tête sur son épaule. Lae dans ses bras, comme quand elle était petite et qu'il était grand. Il veut sa Lae pour écouter ses histoires de gamin un peu cinglé, pour être là, rien que pour ça. Pour lui permettre de n'être que Tao et de sentir qu'il n'a besoin de rien d'autre. Si seulement il pouvait leur trouver une petite planète, quelque part par là, juste assez grande pour y planter un arbre et s'y construire une cabane. Les Leverenz pourraient venir les visiter, de temps à autre, en montgolfière. Et le vieux.

Tao soupire et ferme les yeux. S'il avait vingt ans de moins, il pleurerait des chutes, reniflerait en faisant du bruit et geindrait sans gêne, comme un petit con qui se serait pété le genou en ne regardant pas où il mettait les pieds. Il hurlerait, pour rien, juste parce qu'il croirait avoir mal. Pour qu'on l'entende, et que lui ne s'entende plus.
Tao hausse les épaules. Il ne sait plus exactement ce qu'elle a demandé, la Blanche. Elle a dit Lenaïg. Elle a dit joli. Il a compris, en fait, malgré lui, peut-être. Il ouvre les yeux, avale sa salive en lui hallucinant un goût de sel et humecte ses lèvres sèches avant de les entrouvrir, comme pour parler, bien qu'il ignore ce qu'il va dire.

- Cool... Il se racle la gorge, se redresse un peu et pose ses mains moites sur ses cuisses, mais garde le dos courbé. Et... merci, mais... Je ne joue pas vraiment. J'essaierais de rejouer le même morceau et, je doute que j'y arriverais. Je me suis davantage échoué sur le clavier qu'assis derrière...

Il sourit sans vraiment sourire, désolé, et regarde Blanche pour de vrai, cette fois, sans vitre ni cadre. Elle a l'air encore plus fragile, une poupée de porcelaine tombée de son étagère, ou qui s'en est jetée. Elle est peut-être cassée, recollée... En tous cas elle n'est pas laide, elle est belle, même avec son air un peu perdu. Elle a cette beauté qui le rebute presque, par crainte de la ternir, avec ses mauvaises idées. Elle lui inspire ce que les jolies filles lui inspirent la plupart du temps, mais il n'oserait pas. Même s'il en avait l'occasion, se convainc-t-il et détournant le regard.
Tao balaie du revers de son pied le cadavre de cigarette qui gît devant le pédalier, sans grand succès. Le mégot disparaît sous l'instrument, mais demeure un large cerne noir sur le plancher. Il ne s'en préoccupe cependant pas plus longtemps.

- Tu m'as l'air de quelqu'un qui a subit quelques cours aussi, plus jeune... fait-il en ressuscitant un timide sourire.

Il se déplace vers un côté du banc et se retourne à nouveau vers Blanche.

- Tu devrais jouer... rien qu'un peu... n'importe quoi... Je parie que ça va m'inspirer et que je pourrai te jouer un autre morceau, après...

Rien de moins certain que ce qu'il avance, mais ce n'est pas important.
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Tao Lyngheid
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Tao Lyngheid



 
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MessageSujet: Re: Colchiques   Colchiques EmptyMar 11 Mai - 17:39

Il ne croyait pas qu'elle viendrait. Il la croyait trop loin. Inaccessible. Comme une princesse prisonnière d'une tour qui s'enfonce dans un immense marécage. Comme une poupée sur une étagère. Ou juste comme une Blanche sur un clavier de noires. Ce prénom... Comment lui résister, à ce prénom qui se plante dans l'imaginaire et ne cesse de fleurir. Ce prénom de vide et de fragilité, de matière, de douceur... Ce prénom qui tombe comme un silence. Ce prénom hiver, musique. Ce prénom qui impose son contraire, oblige une position, évoque une pureté et ce qui pourrait la salir. C'est grand, c'est une feuille vierge sans rives, qui commence et se termine là où c'est blanc. Tao tourne en rond, en traînant son prénom qui veut tout et ne rien dire en même temps. Ce n'est qu'un prénom, et c'est plus facile de s'en convaincre. Il avait déjà cherché à savoir pourquoi ces trois lettres, mais n'avait finalement pas cherché très longtemps en s'inventant ses propres raisons. Peu importe.

Maintenant elle est là, assise à côté de lui, comme une fausse Lénaïg qui aurait emprunté un bras au rêve. Et en regardant devant lui, sur le lutrin nu, il pourrait presque y croire. Jusqu'à ce doigt, sur le blanc. Même s'il regarde ailleurs, il le voit toujours. Le rêve se brouille et Tao s'éveille. Ce n'est pas bien grave, ça ne lui fait rien, on le devine à sa tête de rêveur déficient. Un psychomage lui avait déjà sorti un truc dans le genre. Tu es un rêveur déficient et moi aussi, mais sans être rêveur. Ah non, ce n'est pas tout à fait juste, la dernière partie c'est Tao qui l'avait ajoutée. Du temps qu'il avait des copains assez bêtes pour trouver drôles ses plaisanteries même les plus lourdes, ou alors la tête qu'il faisait en imitant le psychomage en question.

Menteuse, oui. Tao la regarde déambuler sur le piano sans écouter. Continue de mentir, belle hypocrite. Il trouve au profil de ton visage, si près, une impression moins rebutante, il semble moins cassant. Il pourrait oser ses doigts sur ta joue afin d'attirer l'autre contre ses lèvres. Puis risquer sa bouche baiser ta nuque et son souffle caresser tes cheveux. Sa main sous ta robe comme une vipère en quête d'une proie à saisir. Se presser contre toi, t'étouffer doucement, que tu en perdes ton sens et que Tao s'échoue en ton sein.

L'enfance s'est égarée sur le corps d'une femme. Elle s'est dissipée en elle, quand il l'a embrassée la première fois. Mais ce soir Tao n'embrassera personne, sinon la femme d'un rêve et un joint. Une femme-fumée qui lui ouvre toujours les jambes. Peut-être que Jade ou un autre se joindra à lui, pour profiter d'elle aussi, s'ils ne dorment pas. Sinon tant pis, il s'embrouillera les idées tout seul et dormira là-dessus. Sans rêve, sans déficience onirique et marche nocturne. La femme-fumée, couchée sur lui, le retiendra sur son lit.
Tao n'écoute pas, il l'observe de biais en vivant tout à l'heure. Il fait glisser ses pieds dans les cendres en s'efforçant d'oublier ses mains. Elles veulent courir, pétrir, toucher, caresser, polir, masser, faire... Elles pleurent leur asservissement sur les cuisses de Tao. Et lui, essuie leurs larmes.

"Tu t’en souviens, toi ? ..."

Bien sur que non. Pour s'en souvenir, il faut d'abord oublier. Ses mains vicieuses n'ont jamais oublié, même s'il leur a fait croire le contraire, hier. Regarde-les rire. Cela dit Tao aime le compliment. On réussit quelque chose quand on arrive à faire croire à sa facilité. Il doute que Blanche soit la mieux placée pour juger de ses aptitudes de musicien, mais accepte de la croire, de croire à cette aisance. Il se sent devenir pianiste, presque. Il va danser sur le piano, après s'être renfiler une peau neuve, son visage des bons jours, le Tao qu'il a oublié dans les bras de la sirène du bar. Il va s'en souvenir, alors il reviendra. Et il marchera sur les notes sans se soucier du cri de douleur de l'instrument. Il va poser le pied sur le couvercle luisant et tomber sur la main. La gravité va se renverser. Ses pieds vont monter vers le ciel. Ce sera facile. Il tournera et vibrera sur les rythmes grossiers. Il deviendra cette musique vulgaire, s'inventera meilleur et imposera son corps comme langage. Un discours vendeur sur lui. Il achètera l'admiration des autres avec du talent fignolé. Fuyant, on ne pourra l'arrêter, ni s'empêcher de s'extasier. Le magnétisme à son comble, lorsque le piano sera piste de danse.

Tao n'écoute toujours pas, mais entend, quand la tête de Blanche trouve son épaule. Son visage cueille le parfum des cheveux, ce n'est pas celui de Lae. Tao fixe le clavier. Il faut y poser les mains, avant qu'elles ne prennent d'assaut la taille et les hanches qui ont accosté tout près. La main gauche est la première à décoller. Elle se pose sur un accord triste qui ne brise pas les errances des doigts de Blanche. La droite l'y rejoint, éventuellement, déçue sans doute, en se glissant sous sa semblable féminine, plus fine, la main d'une femme.
Tao se laisse, petit à petit, envahir par les partitions oubliées. Il ignore ce qu'il joue, n'y pense même pas, n'y voyant pas l'intérêt. Il voit, entre les mèches qui tombent devant ses yeux, ses doigts pianoter et se dit qu'ils pourraient être à un autre. Chaque geste se détaille avec précision, un mécanisme rigoureux orchestré par des pensées qui gueulent. Il se voit, il est un étranger à bord. Jamais su d'où ça venait. Probablement un court-circuit. Ça passera.

- Ce n'est pas parce que ça semble facile que ça l'est.

Au contraire?

- Je croyais jamais que je rejouerais. Et je dois faire un effort, pour continuer. Je n'y vois aucun intérêt sinon...

Le décolleté vers lequel il suffit désormais de dévier le regard pour y plonger.

- Me distraire du sommeil et que tu me dises que je joue sans effort, concède-t-il en un sourire.

Le piano continue de marmonner un nocturne. Et Tao se délit la langue.

- Je n'ai jamais cru jouer par plaisir. Par obligation, par ennui, par orgueil... Peut-être que... Tant que ce n'est pas par plaisir, c'est qu'il y a un effort à fournir. J'en sais rien. Et je ne suis pas certain de vouloir savoir.

C'est bon, maintenant il a suffisamment parlé pour ne plus avoir envie de s'entendre.
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Jade Des Oraisons
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Jade Des Oraisons



 
▌Né(e) le: 21 novembre
▌Pays d'origine: Russie - Belgique
▌Statut: 7ème année

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MessageSujet: Re: Colchiques   Colchiques EmptyVen 14 Mai - 21:01

« J'imagine ton coeur et ton corps
Piétinés au fil des journées
Et je te vois dans un remords
Imprimé pour l'éternité »

Onze et des cernes concentriques, que l’on compte vaguement comme les fils sombres du bois vieilli. Onze sons sourds et saccadés, onze chocs entre deux façades incompatibles, avant le gémissement rêche de deux surfaces minérales à la promiscuité violente. Brûlé et endolori, tout à son tourment, le corps s’arque dans l’air humide et vient se consoler en câlinant une autre étoffe. Et le trait sanguinolent, scarification glabre sur une tenture trop pale, trop éclatante sous le gris terne du ciel larmoyant. Le carmin tisse un filin, se brise, deux branches souillent, sinistre, l’épiderme satiné. Le caillou, écaille frêle et tendre, avait déjà incisé, précieux, les doigts qui le faisaient mollement osciller, innocents et vaporeux, sur une autre rive, et choit, déshonoré après tant de gloire. Là, le reflet n’a pas frémit, il se détoure, se plisse, se brise au gré des ondes, se craquelle et des myriades d’éclats informes se perdent dans les prunelles célestes. Fendent la cornée fragile, lacèrent avidement l’iris qui s’effrite, et s’impriment dans le cristallin, hagard et dénudé, soudain. De là, ils ne fuiront pas, enchainés de lâchetés, ils ne sauraient quitter leur âtre, cette abysse qui fait leur éclat. L’horizon se gomme, allègre, les traits se font volages, l’objet n’a plus de réalité, tant il n’apparaît que couleurs, brefs coups de pinceau, avant de sombrer, impuissant, parmi le néant. Les berges et les remous luttent et s’acharnent, mais comme le reste, ils courent vers un infini troublé où rien ne paraît. Ne restent que ces fragments d’hébétude volatiles, égarés sur la surface déchirée, insensés et ahuris, crépitant sans relâche. Et les lueurs rouges de s’affirmer. La trêve s’épaissit.
J’ai oublié les mots pour se faire pardonner.

Les trilles endiablés de mes sourires figés, j’ai l’audace de te consumer sur l’autel de mes errances aux ternes arpèges que je tente maladroitement d’illuminer. A chaque murmure de l’archer sur le violon, répondent les chuchotements de cet empire insensé qui s’offre à moi, plein d’inconscience et d’une espérance que je me retrouve frustré de ne pas satisfaire. Rien, dans les tentatives malaisées de fugues ou de sonates, rien dans les appoggiatures que je rajoute, rien dans toutes les broderies que je m’acharne à dessiner, rien dans ces bémols que je suggère, rien dans mes modulations ni dans ces traitres adagios, rien dans mes doigts qui courent ne parvient à résumer ce que hurlent ces fragments qui m’écorchent les yeux, grésillent dans mes entrailles comme mesquins et désireux d’entendre agoniser un supplice sourd. Mes lamentations s’étranglent, j’étouffe les braises dans une pluie de cendres lourdes et veules, parce qu’un seul cri serait la fissure qui me ferait poussière. Et l’idée salace des pieds sans précautions sous lesquels je me figerais, avant de me perdre plus loin, voltigeant, sans considération ni existence aucune ne me semble guère attrayante. Alors j’écrase les innocentes dents du monstre du Loch Swyn, comme si la rage faisait barrage aux plaies que la vitre brisée s’évertue à inscrire dans chacun de mes gestes. Je dégringole et le sol vient m’embrasser, roide et figé, mais je ne puis me contenter de cela. Tes lèvres, et, la pulpe sur ton ivoire diaphane de perfection, ce pli, cette veine à ton poignet, dans lequel mes dents se planteraient si cela m’était rendu possible. J’ai des chairs à en faire lambeaux.

Mais, Dame aux Eclats, tout ceci se clôt, enfin. Les globules et les plaquettes te surpassent, s’agglutinent et s’abattent, et bientôt, l’accrétion cautérise les bords crayeux et échancré de ces abysses dont tu m’as percé. Là, l’excès lumineux s’estompe, tu t’évanouis sans grâce, poupée de chiffon, et des sens que tu as bafoués s’éveillent. Là, j’entends, les pizzicatos enjoués, d’une précision douloureuse, qu’Ela gémit à mon intention, les triples croches de la quarante-et-unième symphonie, l’andante cantabile de la sonate dont le nom m’échappe encore, la marche harmonique qu’un autre grand s’était amusé à répéter en écho, ces gloussements infantiles qui ne me parvenaient plus, les bruissements des tissus, les reniflement gras des tableaux, le cri rance d’ongles longs sur la couverture fragile d’un incunable, et des rumeurs encore fébriles, un bourdon composite, mosaïque chuintante. Là, je vois les grains irréguliers de l’épiderme transperçant l’épaisse couche argileuse du maquillage, le fourmillement intensif de l’humaine condition, le talc oublié dans des cheveux dont on a désiré masquer le gras, les stries indélébiles du temps sur les tempes, les bavures bravaches sur le palimpseste usé, les dorures à l’orée exquise de vêtements délicats, les couleurs insatiables et désordonnées, mal agencées, qui crayonnent courageusement le monde. Là, je sens un patchwork incohérent d’âcres relents ajoutés de la sueur angoissée, de combustions inopinées, d’humeurs chocolatées et parfois, plus alcoolisées, les effluves crevardes de terre et de limon, de friandises égarées-abandonnées, des étoffes imbibées de ce qu’on n’oserait nommer, les exhalaisons futiles des encres et de l’eau du lac, des crépitements furieux du bois trop jeune, des parfums synthétiques de demoiselles en fleur. Je saisis, peu à peu, j’apprends les notions comme le gamin scabreux figé dans une timidité nerveuse.

Il n’est d’application lorsque les aiguilles schizoïde se font pales d’un hélicoptère en détresse, et tourbillonnent, forment inopinément un maelstrom tout à la fois de brises et de songes, et font mollement osciller les pages brunes du livre dont je tente, éperdu, de tirer ce que je cherche. Les idiomes anglais, russes, français, néerlandais et allemands n’ont que peu de secrets à mon esprit embrumé, mais l’écrit renfermant potentiellement ce que je désirais avait été traduit du latin en une langue orientale perdue, et si je ne doutais pas de pouvoir saisir le sens d’un texte latin, puisqu’il apparaitrait que l’étude que j’en ai fait n’a pas été bâclée, seuls quelques maîtres-mots de ce jargon vieilli me semblent familiers, et les aller-retour éreintants au dictionnaire incomplet tendent à avoir raison de ma dévotion. J’avais été surpris et considérablement satisfait d’avoir mis les doigts sur ce livre à la mine fade et à l’odeur de hareng, cuvée mille sept-sent soixante trois, qui devait être l’étincelle dans le dossier de ma thèse. J’avais pourtant prévu d’en faire une lecture chaotique mais satisfaisante en latin, et n’avais pas songé pouvoir me retrouver face à cet étalage de mots crus et de symboles vastement oubliés. Trouver un dictionnaire adéquat n’avait pas été des plus simples entreprises, et celui qui était entré en ma possession, par un surprenant hasard, comportait des lacunes cruelles qui entravaient singulièrement mon ouvrage déjà ardu. Et tout le dévouement – relativement maigre, toutefois – d’Ethan ne parvenait pas à amener l’oiseau égaré à constituer un nid suffisant pour y abandonner des coquilles fragiles. Lorsque le frottement sec des pages me devenait trop exécrable, je laissais ma plume à son agonie vaseuse, et ânonnait quelques notes à l’harmonica, dans un langage que nous partagions tous deux, exclusivement, parce que mes lèvres savaient d’instincts que répondre aux appels anonymes, imperceptibles. J’attends avec rancœur et infime anxiété que l’envolée endiablée des pointes des aiguilles se glace à l’angle droit, le dessin lourd de ma rédemption. Et alors que l’angle réduit implacablement, la danse des deux pointes s’épaissit, et abroge toutes les notions de temps qui rythment au gré de leurs humeurs les éternités qui se succèdent vaillamment. Il ne se passa pas une seule seconde entre l’l’instant ou la plus longues des aiguilles vint accrocher le trait de l’heure pile, et celui où ma main s’abattit pour replier la couverture épaisse, qui émit un grincement de mécontentement qui me tira un sourire. Bien fait pour toi. Les jambes se détendent un peu violemment et rencontrent le bois dense, dans une grimace que je dissimule avec soin. Là, je fuis vers ailleurs.

La rumeur basse des voix qui succèdent aux chantonnements du piano, quoique brefs, distille un doute saumâtre dans mes artères, que mon complexe nerveux central peine à démêler, comme le propre d’un dilemme. Le peu de cas que je puis faire de ce qui insinue que je pourrais me tromper témoigne de la certitude qu’aucune de ces deux tonalités ne peut être confondue avec une autre par mes nerfs sensitifs. Non, absolument aucune erreur ne m’est possible et chaque mot, il y’en a peu pourtant, pèse sur mes chevilles, l’une après l’autre, tentant d’une force sauvage de les faire bifurquer. Et mes neurones élimés de défendre une volonté hasardeuse que tout le reste de mon corps ricane, laconique. Ce sont pourtant eux qui triompheront, une fois encore, de l’instinct primitif de l’évasion pleutre. La porte s’ouvre dans un silence absolu, dans cette pièce, rien n’est permis à briser les mélodies qu’on y fait résonner. Alors que l’air se courbe pour créer une niche à mon corps, j’ai comme la sensation que l’espace m’était déjà destiné, qu’il s’était déjà plié à mon essence, que je ne faisais que revenir pour m’affirmer. J’étais déjà là. Chaque molécule de diazote s’était comprimée parce que j’étais extrêmement présent dans la pièce avant même d’y avoir pénétré. Là, devant, deux corps éperdus dont les contours me sont effacés, l’une des têtes reposant sur l’épaule de l’autre, des crins sombres et des crins clairs, qui s’impriment comme si je ne les connaissais pas avec cette ardeur bâtarde qui fait grésiller ma sérénité. Mais les neurotransmetteurs sont rigides et prétentieux, et en dépit des idées tapageuses qui s’étripent en un coin à peine conscient de l’encéphale, j’émet des sons cohérents et clairs, entre chaleur et glace, d’une amabilité assurée.

« Je doute d’avoir l’art nécessaire pour qu’un violon chante convenablement ce trio, mais je peux sans doute faire une tentative avec autre chose. »

Ses yeux se perdent là où l’humain n’est plus, dans des cordes et des peaux tendues, dans des anches grignées et des cuivres rutilants, respirent cette absence de corps, jusqu’à tomber, presque contrits, sur ce qu’ils attendaient. La flute s’accroche à ses lèvres, et ses doigts s’installent, trop naturels, les notes déjà lui reviennent. Les doigts alignés à droite de son menton s’agitent légèrement pour accorder le diapason, et enfin les notes se délient. Ce garçon au visage de poupon crevassé a partagé bien des coins de couloirs, des soirées enfumées, studieuses – parfois – musicales, alcoolisées, libérées, allègres, mornes, courtes, blanches avec Jade, Elliot, Ethan, Morgan, Blanche et combien d’autres. Il avait d’ailleurs une estime mitigée parce qu’hésitante, mais inaliénable, dans l’esprit de Jade, et sans doute d’autres. Qui s’était gravement écroulée alors que les brins blonds avaient cajolé son épaule. Parce qu’à son flan se tient Censure.

« La, La, Sol, Si bémol, en syncope. »

Il corrige avec un sourire, parce que la seconde mineure a vrillé son oreille, fait quelque pas cadencés alors que sa flute siffle encore sa gracieuse homélie, appuie ses omoplates contre les aspérités fraiches des pierres de taille. Finalement, les phonèmes veloutés ne jurent pas les miaulements théoriques du violon, se substituent avec finesse, se posent sans brutalité sur la mélopée pianistique. Il y a comme un blanc, il n’existe ici que Tao et lui-même. Leurs doigts qui se succèdent, qui s’entrechoquent et une certaine inconsistance. Il y a leurs sensibilités juxtaposées, et il ne semble qu’ailleurs ne s’oppose que le vide. Un néant de pensées, d’objets, de musique même, d’air, de reflux, de réalité, alors de corps, plus encore. Ils sont juste deux.

« Reste tout près de moi
Je t'en prie ne bouge pas
J'aime bien ce silence
Cette césure intense »
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Tao Lyngheid
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Tao Lyngheid



 
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MessageSujet: Re: Colchiques   Colchiques EmptyVen 21 Mai - 22:51

La musique chante en dansant. Trébuche parfois, mais continue. Blanche doit être contente, il continue. Une noire avec un bras et une jambe de plus a poussé dans la tête de Tao. Elle piétine ses synapses sur le tempo en faisant briller les neurones qu'il lui reste. C'est-à-dire les neurones qu'il lui reste maintenant. Il en a temporairement noyé une petite poignée de milliards et brouillé quelques millions d'autres, mais son réseaux de neurotransmetteurs s'illuminera à nouveau dans un futur présent et lui révélera peut-être, une fois encore, la route à suivre pour arriver à cette supernova bleuté qui se cache au sud de sa tête, tapie au creux d'un nœud de substance blanche.

Il n'y a plus de chef d'orchestre, dans la tour de contrôle, mais le petit bonhomme « noire » s'invente inépuisable. Il se déhanchera aussi longtemps qu'il le faudra, jusqu'à ce qu'on l'assomme avec un soupir bien aiguisé. C'est un futé, il sait se motiver et s'imagine des blanches bien roulées en se faisant pousser une tige de plus. Pendant ce temps, les doigts, quelques étages plus bas, complètement dupes, pianotent tout bonnement, enjambent les touches, se tendent, se détendent, font le dos rond et plantent des clous sur les dalles de ce plancher mouvant. Ce sont des marteaux qui tapent sur des cordes de sons invisibles.

Bon et puis il y a Jade. Pas elle, mais lui. Monsieur Jade, monsieur Lapierre. Dur, précieux, et vert. Ça brille quand tu mets du soleil dessus, mais c'est quand même juste une pierre. Une vieille pierre. Tao s'en fera des boutons, pour sa chemise de Chinois. Et il deviendra un Chinois, plus tard, lorsqu'il n'aura plus qu'un faux-demi-petit-frère. Il mangera du riz, tout ça. Épousera une Chinoise, s'entraînera à lui faire des petits Chinois, et lui fera des petits Chinois, bien plus qu'il n'aura le droit. Il s'appellera Tao et élèvera des poulets. Non, c'est pour plaisanter. Tao sourit dans le coin de sa bouche, quand il entend cette troisième voix venir de derrière, rouler par la porte. C'est assez réjouissant, ce Jade qui apparaît sans qu'on doivent le chercher, sortir sa pioche et... piocher. Il n'est pas mineur, Tao. Du moins plus depuis quelques années (...). Tao sourit dans l'autre coin de sa bouche aussi. D'accord, d'accord Jade. Si bémol. Si bémol, si bémol. Il sort l'épée, attaque la mesure au moment où elle ne s'y attend pas. Jade est doué. Il est un vrai musicien et l'assume suffisamment pour ne pas devoir prétendre avoir oublié.
Tao oublie. Souvent, le lendemain, après être tombé dans une bouteille et avoir vogué sur la musique avec Jade et quelques autres visages, il oublie. Non moi, j'sais pas jouer. Tu devais dormir. Oui. Mais d'ici demain, ses doigts – qui sont probablement somnambules – feignent du talent. Ils font les fiers pour la flûte. Ça fera un meilleur mensonge, un oubli plus beau. Presque une nostalgie, avec un peu de chance.

Une ombre est apparue dans le tableau, donc. Tao a le regard englué à ses doigts, qu'il voit sans vraiment voir, juste un port d'attache pour éviter de fermer les yeux, de perdre l'équilibre, de tomber, de ronfler. Mais cette ombre-là pourrait lui faire croire qu'elle est seule avec lui. La flûte s'immisce entre ses deux oreilles et lui charme la conscience. Jade est là. Tao est déjà un autre, depuis. Un autre moins pesant, plus simple. Mais on le retient ici. Blanche l'empêche de la faire disparaître. Il n'est plus certain d'avoir envie qu'elle soit si près, elle prend trop de place. Ce n'est pas censé devenir un portrait. Il n'a plus besoin d'elle, si Jade est là. Et elle n'a plus besoin de lui, elle a l'autre, qui doit l'attendre. Cet autre qui la garde peut-être de cette folie qui déborde d'elle.
Tao s'accroche au piano, son dos ne flanche pas sous le poids de la naufragée qu'il traîne, au contraire, il se redresse, s'en insensibilise. Blanche n'est plus une sirène, elle est une méduse. Il a presque de la pitié, au bord des lèvres. Ses sourcils se froncent, il se concentre, c'est plus difficile. Qu'est-ce qu'elle raconte... Qu'est-ce qu'elle rit... Il n'y a rien de drôle. Rien. Et elle raconte n'importe quoi. Elle croit ses propres mensonges, c'est dangereux. Tao raconte des histoires, mais pas comme ça. Pas comme un fou. Blanche sonne faux, il l'avait déjà noté. Elle ne sonne pas comme un piano qui joue n'importe quoi, mais comme un piano malade. Faut l'accorder. Tao ne sait pas faire ça.
Alors il essaie de ne pas l'entendre, ce piano-là. Il a le sien, et le chant de la flûte. Pourquoi s'acharner sur le clavier? Elle disait avoir oublié, qu'elle en profite, qu'elle oublie pour de vrai, une fois pour toutes et qu'elle écoute. Jade, Tao... Elle a les deux, qu'elle se fasse spectatrice silencieuse, qu'elle se laisse oublier et profite de sa transparence. Mais Blanche court derrière, s'accroche à ces Jade qu'elle hallucine. Mais il n'est pas Jade. Il veut qu'elle s'éloigne, qu'elle le regarde et qu'elle voit sa méprise. C'est malsain, d'avoir tant aimer. C'est contre-nature, typiquement humain, artificiel, de l'invention sentimentale, une de ces drogues dures et chimiques... Une des rares qu'il ose refuser. Pas besoin. Jamais autant qu'on le croit. Blanche doit être sevrée, elle est accro. Plus qu'il ne le croyait. Bien qu'il ne croyait pas grand chose, en fait. Elle était passée, puis partie. Il n'avait pas à se demander pourquoi, comment... La réponse devait être « Jade », de toute façon.

Ah et puis c'est trop sérieux, ces histoires. Il est pris dans un mauvais passage, un de ces passages longs et ennuyeux, un malaise qui prend trois-cent pages pour se résoudre. Des pages qu'il arracherait volontiers, s'il avait les mains libres. Il pourrait laisser ses mains là, sur les dents du piano, planter un pommier à sa place pour que Blanche s'y appuie, prendre le Jade par le col, le tirer pendant qu'il continue de souffler dans sa flûte, et sortir du cadre. Couper! Recommencer ailleurs. D'ici à ce qu'une pomme mûrisse et tombe sur la tête de Blanche, ils seraient déjà loin.

Tao cesse brusquement de jouer. En fixant ses doigts désormais immobiles, il entrouvre les lèvres et murmure, dans une indulgence usée.

- Arrête... Blanche.

Ta musique, tes mots... Ça donne presque la nausée, ce parfum de vésanie. Faut que t'arrêtes d'y croire, à ton malheur.
Il passe une main dans la frange qui déborde sur son front, tourne la tête. Qu'elle voit à qui elle s'adresse. Ce n'est pas la peine de mentir. Le piano recrache les doigts de Tao sur ses jambes. Il n'en veut plus. On leur trouve mieux à faire. Serrer la main gauche de Blanche, comme pour la saisir, qu'elle ouvre les yeux, pour de vrai. La lâcher aussitôt que Tao se relève paresseusement en soupirant. Il se penche vers sa veste et ne l'attrape que le temps d'y trouver sa petite boîte cartonnée. Il la secoue un peu, puis en examine le contenu. Entre deux tubes blancs bien droits s'en trouve désormais un plus court et moins fier. Il s'en empare, range le paquet dans une poche de son jean.
Tao découvre complètement une fenêtre de son rideau, s'assied sur le large rebord, un genou dressé, l'autre jambe qui pend dans le vide. Il porte le joint à sa bouche, aspire, et l'extrémité s'enflamme. La fumée reparaît. C'est con, c'est facile, se dit-il, songeant à tous ces sorts dont il arrive à peine à se souvenir.
Aspire... expire.
Puis il offre, bras tendu. Et souffle contre la fenêtre, injecte du brouillard au paysage. Ça va, maintenant. Ça s'embrouille juste assez. Tao laisse aller sa tête contre le cadre de pierre de son perchoir. Tape du pied dans le vide. Il n'a pas choisi de se retrouver entre eux, il n'a pas envie de prendre position, même s'il se doute qu'il l'a déjà fait, sans pourtant être en mesure de dire en quoi, et comment. Il a l'impression d'avoir marché sur de la porcelaine qui traînait par terre. Une poupée qu'il aurait échappée quand on l'aurait surpris à jouer avec.

Tao imagine le soleil, caché derrière la colline, enfilant ses rayons de boxe afin de lui envoyer un overhand en pleine poire, tout à l'heure. Il a peut-être le temps d'oublier, d'ici là. Déjà la colline s'efface, sous le reflet de son visage. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui avoir trouver, la fille en sable... Il tâte les poches de son pantalon... Vides, si ce n'est de son carton. Elle a dû le lui laisser par pitié.
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Jade Des Oraisons
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Jade Des Oraisons



 
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MessageSujet: Re: Colchiques   Colchiques EmptySam 7 Aoû - 22:15

« Fiévreux
Devant l'aérogare
Où nos baisers d'adieu
Disaient ce n'est qu'un au revoir »


Entrelacs de doigts fanés, peu importe au juste que la musique ait cessé, et que, non loin, l’odeur épicée – et engageante on ne peut le nier, dégagée par, tout juste, un fin papier et ce qu’il dissimule – l’essence de tout ça, sinon quoi, c’est insensé – vienne grigner de fragiles écorces nasales. La bête se tait. C’est un Steinway, on se fiche pas de la gueule des gens, à Swyn. Un beau piano que des doigts encrassés viennent de déshonorer gravement. Il n’est pas aisé, pour le bipède peu coutumier du fait, de mesurer le sensationnel que les pianistes – et leurs congénères, aux cordes de violoncelles, aux vibrations des anches de hautbois, aux soupirs même de l’accordéon – attribuent à leur ciel. Et par ciel, comprendre un univers, bien qu’égaré au creux des hommes de petite fortune, d’un fait insaisissable, et on le comprend, jalousement – voire férocement – dissimulé, gardé, voluptueusement affiché comme – et uniquement comme – sans voie d’accès d’autre que de baver de désir devant. L’égo des musiciens – des vrais – n’est plus à dépeindre, il a bien trop d’étendue. Mais la force qu’ils placent, qu’ils puisent, qu’ils égrènent dans les graves émotions d’un prélude, dans l’enchanteresque d’une symphonie, dans – et là, on frise la voluptueuse manière, cité plus haut, qu’ont ces énergumènes d’aimer à s’asseoir, proprement, sur l’envie du peuple, au sens musical – la grave attention du concerto, et toutes les études qu’on mène, parce que, que l’on soit partisan de l’écoute sensée, ou de la pureté technique, ou du laisser porter, reste à savoir appuyer sur les justes touches. En cela donc, difficile de mesurer le dégout qui peut éveiller les entrailles de l’être à la flute à l’écoute des disharmonies et des sottises pédantes de l’autre – quoiqu’elle ne fut pas forcément dans son tort, mais c’est ainsi – dame de porcelaine, crispée devant le piano. Un Steinway, Bordel. Ca ne mérite pas ça. Et au moins de se tenir droite à son abord. Il y a une valeur respectueuse que tu ignores, marionnettes, tu devrais t’en mordre les doigts. Chacune des phalanges, l’une après l’autre. La main, la paume, le poignet. Jusqu’où tu veux.
Ce qu’il reste de tes poignets, vrais. Je n’en ai pas souvenir d’aussi maigres. Peu importe.
L’effluve vicieuse caresse, se délie, implorante dans l’envahissement des capteurs, des narines aux lèvres, à la langue, aux yeux aussi, au nez desquels la fumée se charge de ricaner en picorant allègrement. Monsieur Lapierre admet ce qui ne manquera pas d’arriver et se tient tranquille, soufflant avec une nouvelle légèreté dans le tube d’argent poli. Le son rond et flou de l’instrument suit des trilles aigües, presque incertain – mais tout cela, uniquement par la volonté de l’homme qui câline, non sans sensualité, l’instrument. Et puis la tentation s’avive, par la volonté d’une espère de tramontane très légère, avec sa fraicheur nordique, mais désarmée de sa violence par le positionnement des bâtiments, qui lui dissimulent habilement les fenêtres de la pièce aux sons. En atténuant vaguement artistiquement le son – c'est-à-dire, de manière progressive avec une insistance visant à suggérer un fort sentimentaliste – il clôt le morceau, agita concentriquement l’extrémité de la flute, en une arabesque futile et raffinée. Le silence n’est pas sans un certain pesant, quoiqu’il ne gênât pas le musicien. On notera aussi par là que celui-ci ne semble pas faire réellement partie de cette caste des adorateurs des méandres pianistiques et dérivées. L’un de ceux-ci n’aurait certainement pas daigné clore une pièce de cette manière. Mais, à votre garde, ne soyez pas trompé. Il a pour la musique une grande estime, qui n’a pour aucun autre objet d’égal. Il est des hommes à penser qui clament – à tort, à raison, qu’importe – que les notes musicales encadrent le silence, et que c’est là l’unique raison de la musique. Jade pourrait en être, s’il prenait le temps d’y songer.

Mais il aurait été bien en peine, là, les yeux courants, discrets, sur la poupée devant le Steinway, comme une figurine sur les boites à musiques que sa sœur aimait à collectionner, en son jeune âge, de s’interroger sur le lieu d’existence de la musique. Elle avait la tête basse et des traits éteints que Jade ne lui connaissait guère. Mais c’était ainsi depuis sa grossesse, aussi, cela n’avait rien de surprenant. Quel aspect pouvait avoir le rejeton de pareille alliance ? L’héritier Des Oraisons ne savait être de mauvaise foi, et, connaissant les traits de Morgan, il ne doutait pas qu’associés à ceux de Blanche, qui n’avaient pour lui plus de secret, ils ne pouvaient donner qu’un poupon admirable. Vague homélie alors que ses yeux effleuraient vaillamment la courbe des épaules délicates, et se laissaient glisser sur la nuque grêle. Il posa le tube percé avec une délicatesse qui ne lui était pas incongrue, et tira d’une poche de ses pantalons, dans un geste presqu’inscrit dans ses muscles, un geste invisible et incontrôlé tant il lui était naturel, un paquet de Dunhill tout juste entamé. Quand il plia le coude pour ramener à lui le paquet, il eut un moment d’hésitation. Il n’était pas dans ses habitudes de se laisser aller à fumer dans cette pièce au confinement particulier, et à l’ambiance déjà privée de temps. Il avait même tendance à priver ceux qui s’en permettaient de leur loisir, par une remarque acerbe qui leur ôtait toute envie. Et là, par un réflexe impromptu, il se trouvait dans cette position étrange qui ne manqua pas de le mettre mal à l’aise. Il savait sans mal à qui attribuer l’incohérence de son geste. Et c’était douloureux de l’avouer, et il restait perdu, pantelant, entre deux secondes, à vide, à ne savoir que serait son prochain geste. Et puis, comme il lui était impossible d’avouer – quoique ce ne fut pas flagrant, évidemment – ce qui le paralysait, il termina son geste, et ses lèvres vinrent pincer le tube de papier blanc, alors qu’il allumait consciencieusement l’autre extrémité, sans frémir.

Il lui était pourtant impossible de se nourrir d’effluves ici, alors qu’il sacralisait d’ordinaire – et à outrance – cet environnement calfeutré où les sons claquaient sur les tentures pour éclater et ravir les oreilles – si, bien sur, les maîtres des instruments avaient un quelconque mérite. Toutes les secondes alors lâchement égrenées lui revinrent, avec une interprétation nouvelle, insoupçonnée, même, si l’on put dire ainsi.

« Et, glabres instants, où s’être envolés ainsi ? Un corps, là, le mien, m’apparaît-il. Toute une genèse cascade, désordonnée, devant mes prunelles lasses, la passé se conjugue sans avenir, je ne suis pas sans bientôt trépasser. Tu t’étioles sans précieux, sans joliesses autres que les insanités que les affres de ton corps clament sans relâche. Tu anones sans cohérence, je trébuche sur tes erreurs de langage, me relève et me blesse, n’ait de cesse de ne succomber que plus tard, lorsque l’astre diurne aura fait rougir les monts déchirés. Je m’écroule en ton sein, je broie ce que tu as encore de prestance, glauque décadence que celle que tu ne manques pas d’inspirer, par tant de pâleur et de mépris. Choit sans ciller, qui sait, peut-être pourras-tu prétendre à cet honneur que tu souillas sans gêne. Eut-il fallu que tu laisse reposer ton oreille sur mon sein que tu ne l’aurais pas refusé. Pantin, délies-toi, délites-toi, et que … »

Chaque mot se trouvait sagement inscrit, tout à la fois dans un livre dissimulé parmi des jouets d’enfants dans une maison échouée en Sibérie, mais également dans la mémoire tranquille d’un jeune homme – qui, notez-le, fumait dans une salle qu’il affectionnait pourtant au point de se priver ordinairement de ce doux vice en ce lieu. C’est que le monde ne daigne plus tourner rond. Alors il tourne carré, triangle, et personne ne s’en affole, parce qu’ici rien ne daigne s’inscrire dans une saine logique. Il suivit les contours de la pièce, dans l’ambition honteuse de se remettre en tête la raison de ses pérégrinations ici, en lieu et place de la prose qui venait de défiler, vivement, dans son esprit brumeux.

« Je venais juste chercher ceci, je vous quitte, j’ai choses à traiter »

D’un pas insolent, mais d’un éther tapageur, souple et charmant - cela va sans dire – il regagna la porte, et, avant de s’éclipser, juste avant le millième de seconde qui lui servit à dériver – lâche – vers la chevelure de Blanche, il s’adressa à Tao.

« Nous allons au Lys Blanc, ce soir, s’il te prenait l’envie de nous accompagner. Ait une agréable journée »

Fantome, fébrile, tu te défiles.

« Ainsi ma chère vous n'auriez plus à prendre ombrage
D'avoir à subir tous mes outrages
Le corps et l'âme en décalage »

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