Les grands froids d’Irlande ne se comparaient en rien à l’hiver mordant de Russie. Aujourd’hui encore, Eleanor abandonnait écharpe et gants sur son lit pour ne revêtir qu’une longue cape à capuchon d’un rouge foncé imposant, ainsi qu’une paire de bottes noires à lacets lui arrivant aux genoux. Quand elle ouvrit la porte menant hors du château, un tourbillon de vent fit entrer quelques flocons de neige à l’intérieur. Ela s’efforça de tirer sur l’anneau de la porte pour éviter d’y faire entrer trop d’air froid. Ses jointures tendues firent ressortir davantage ses veines déjà visibles sur sa peau blanche jusqu’à ce que la porte se referme pour de bon. Ela frotta ses mains l’une contre l’autre et se mit en chemin vers le village, son regard scrutant le paysage nacré.

Deux jours plus tôt, elle fit la rencontre d’un nouveau venu au sein des Dorelly. Alister. Un garçon d’une amabilité comme elle n’en avait pas vue depuis longtemps. La salle commune recelait fréquemment d’individus belliqueux. Si elle pouvait l’éviter, Ela se passait volontiers de la présence des Cinq Plumes et du caractère peu affable de Mélite d’Orcy. De Blanche aussi, cas à part. Ce fut donc avec le sourire qu’elle proposa à Alister de lui servir de guide lors de sa prochaine visite à Bourg-en-bière. Elle y mettait si peu souvent les pieds elle-même. Au loin, Ela pouvait déjà apercevoir les lumières multicolores qui animaient le village à cette époque de l’année. Chaque hiver, à la vue des lumières couvrant chaque toit du village, Ela se répétait qu’il existait en ce monde des spectacles desquels l’oeil humain ne pouvait se lasser. Ela arriva finalement à la hauteur d’Alister qui l’attendait à l’entrée. Elle le salua et pénétra avec lenteur dans l’enceinte du village. D’un geste de la main, elle lui fit signe de venir voir l’intérieur d’une vitrine aux carreaux couverts de givre.

« Tu peux trouver de tout ici. J’y viens surtout pour les livres, à l’étage, mais le rez-de-chaussée regorge de friandises et d’objets en tout genre. Plus loin, il y a la boutique d’animaux de Shelly Pogriff, l’apothicaire, le pub et la boutique de vêtements où travaille Garth. »

Eleanor prit une pause afin de lui indiquer que derrière la fontaine à souhaits située au cœur du village, se trouvait le chemin pavé menant au quartier chic de Bourg-en-bière.

« Le Lys Blanc se trouve dans ce quartier, de même que – »

La respiration d’Ela se coupa d’un trait. Une mince couche de neige glissant du pignon du premier étage venait de s’écraser mollement sur ses épaules. Semblable à un chat qu’on venait d’asperger d’eau, Ela se figea. Un frisson parcourut son échine, et un sourire en coin rehaussa l’une de ses joues. De ses mains nues, elle entreprit de dégager la neige recouvrant sa cape.

« C’est gelé. »

La neige commençait déjà à fondre sous la chaleur de sa nuque, provoquant ainsi un nouveau frisson. Ce moment lui rappela irrévocablement les batailles de boules de neige de son enfance où, trempés jusqu'aux os, elle et son frère rentraient à la maison sous le regard accusateur de leur gouvernante qui, après les avoir grondés, leur préparait à chacun une bonne tasse de chocolat chaud fumant avec une poignée de guimauves flottant sur le dessus. Une des nombreuses joies de l'hiver qu'Ela chérissait toujours autant. Il y avait de ces traditions qui, même avec les années, persistaient. Il n'y avait que le contexte qui changeait. Petite, Jade lui lançait de la neige. Aujourd'hui, c'était le tour des pignons.

Tirée de ses réminiscences par la voix d’Alister, Ela glissa une mèche de cheveux derrière son oreille, acquiesçant d’un faible hochement de tête.

« Je vais bien. La neige est une vieille amie. »

À cette pensée, un air mélancolique s’afficha sur son visage. Dans chacun de ses souvenirs, il y avait de la neige. Du long manteau blanc recouvrant plaines et montagnes aux délicats flocons tombant à la fenêtre de sa chambre. Combien de nuits passa-t-elle à attendre le retour de son frère à la maison, ses yeux d’argent alternant entre sa partition de musique et l’obscurité qui régnait à l’extérieur de la maison. Eleanor leva son regard vers Alister qui, patiemment, attendait qu’elle reprenne la parole. Quel drôle d’effet que de recevoir autant d’attention. Cela se rapprochait-il de l’impression ressentie par les professeurs lorsque leurs élèves buvaient leurs paroles, ou la comparaison d’Ela se trouvait-elle à côté de la réalité ? Elle l’ignorait. Marchant à nouveau, Ela s’approcha de la fontaine dont l'eau, grâce à un sortilège, ne se transformait jamais en glace cristaline.

« Le Lys Blanc, oui. Il se trouve dans le quartier chic, en face du théâtre. Au-delà, une rue ou deux plus loin, il y a un club de nuit, mais je ne saurais te dire où il se situe exactement. »

Ses pas s’arrêtèrent au pied de la fontaine de pierre de laquelle trois jets d’eau ruisselaient de haut en bas en tourbillonnant.

« Donne-moi ta main. »

Inconscience de la connotation qu’une telle demande pouvait provoquer, Ela se tourna vers Alister afin de lui déposer une pièce de monnaie au creux de la main. Elle garda pour elle l’autre noise qu’elle lança religieusement dans la fontaine en fermant les yeux. Lors de ses études en Symbolise, elle apprit à reconnaître l’inexplicable, et à lui accorder le pouvoir mystique qu’il méritait. Faire un vœu dans un fontaine en y lançant un sous n’était pas moins absurde que la notion d’espoir à laquelle aucun individu ne pouvait échapper. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Eleanor indiqua le sud en y dirigeant son regard, le vent fouettant le pan de sa cape au passage.

« Si tu suis cette rue au loin, tu entreras dans le quartier résidentiel du village. Tout au bout, il y a le port par lequel tu es sûrement arrivé récemment. Y a-t-il un endroit que tu désires voir en particulier ? Il est encore tôt pour passer voir Garth, il disait dix-sept heure dans son hibou. »

Une fois la boutique close, le propriétaire de la Bringue des fringues permettait à Garth de s’y attarder pour des projets personnels. Ela songea qu’il devait réellement exécuter un travail de couture remarquable pour que son patron lui accorde généreusement une telle faveur.

Ela jeta un regard interrogateur à Alister. Elle ne le connaissait pas suffisamment pour lui suggérer un endroit spécifique plus qu’un autre. Elle savait qu’il aimait lire, néanmoins à quel point, et par rapport à quoi demeurait un mystère. Peut-être avait-il faim, soif, ou simplement froid ? Après tout, il n’avait pas délaissé son écharpe et ses gants, contrairement à elle. À force d’écouter les conversations d’une oreille, si Ela croyait mieux comprendre les sentiments humains, au fil du temps, elle songeait parfois qu’à force de passer des heures en solitaire avec sa musique, et en plus d’être de nature rêveuse, elle perdait des points au niveau de l’entregent.

*La neige, une vieille amie... Elle doit venir d'un pays nordique peut-être. Il suffira que je lui demande quand l'occasion se présentera.*

Quand Eleanor se remit enfin en route, Alister lui emboîta le pas, sourire aux lèvres. Il ne lui demanda pas pourquoi elle avait eu l'air songeuse l'espace d'un instant car après tout, il lui arrivait aussi souvent d'être perdu dans ses pensées, un peu rêveur... Il considérait que l'esprit était un jardin secret que l'on ne devait pas violer et qu'il appartenait seulement au propriétaire de décider de qui pourrait le visiter. Par conséquent, il désapprouvait l'art de la légilimancie.

Alors qu'Eleanor lui indiquait l'existence d'un club de nuit dans les quartiers chics, les deux Dorelly finirent par arriver devant la fontaine à souhaits. Alister ne put s’empêcher d'exprimer son admiration devant les deux magnifiques statues de glace et lâcha un "Wow..." on ne peut plus sincère. Puis Alister tourna son regard sur les trois jets d'eau et la multitude de pièces de monnaies qui jonchaient le fond de la fontaine. Ça en faisait des sorciers qui croyaient en sa magie. Mais après tout pourquoi pas. Si un miroir pouvait vous faire voir ce que vous désiriez le plus, peut-être que cette fontaine avait le pouvoir de matérialiser votre souhait...

"Donne moi ta main"

Ces quatre mots résonnèrent dans la tête d'Alister. A ce moment là, il eut l'impression d'entendre une amie d'enfance, avec qui il avait toujours eu la plus grande complicité, tant la voix d'Eleanore fut douce et amicale. Il cacha sa surprise et se retourna devant Eleanor, se demandant bien pourquoi elle lui demandait une telle chose. Alors elle lui prit sa main et glissa une pièce au creux. Bien qu'Alister portât des gants, il apprécia le contact des mains d'Eleanor si délicates, de ses doigts fins et blancs. Cette dernière lança sa propre pièce dans la fontaine à souhaits et ferma les yeux. Alister devina qu'elle faisait un voeu alors il décida de faire de même. N'ayant réellement de souhait important, il demanda au Destin ou peu importe quelle entité de l'aider à réussir ses études.

*Pas très original...* se dit-il en étouffant un rire.

Cela fait, Eleanor lui indiqua le port d'où Alister était arrivé ainsi que le chemin du magasin dans lequel travaillait Garth. Elle ajouta qu'ils avaient encore un bon moment devant eux avant qu'ils ne puissent le retrouver. Alors elle lui proposa de choisir leur prochaine destination. Un peu pris au dépourvu, Alister bégaya.

"Euh... Bah je sais pas trop... Tu n'as pas vraiment l'air d'avoir froid mais on pourrait peut-être aller se poser dans ce pub... Hum, comment s'appelle-t-il déjà? La Pimentine, c'est ça? On peut aussi aller voir de plus près cette immense librairie si tu veux! Mais on évitera peut-être de se plonger chacun dans un livre sinon, niveau dialogue, on aura plus grand chose à se dire! J'suis complètement absorbé quand je lis. Je suis dans un autre monde..."

Ah les livres! Fantastique moyen de s'évader d'un monde oppressant pour se réfugier sur un îlot plus tranquille... Non pas qu'Alister trouvait le monde oppressant (quoiqu'avec la magie noire...), mais simplement dès qu'il se sentait triste ou préoccupé, la lecture d'avérait être un excellent remède. Alister se demanda alors à quel point Eleanore aimait lire et quelle en était la raison. Il fallait vraiment qu'ils fassent plus ample connaissance.

Les Des Oraisons vivaient dans un lieu privilégié. Une somptueuse demeure hors du temps, ni immense ni démesurée, entourée de conifères enneigés. Suffisamment grande pour permettre aux enfants de jouer à cache-cache et pas assez pour s’y perdre. Si la famille pouvait se permettre un tel domicile, en plus d’un domestique et d’une gouvernante à temps plein, c’était grâce au rang d’ambassadrice de la mère. Irisei Klavdiya, le père, y apportait également une contribution non négligeable. Membres de la haute société, les Des Oraisons détenaient une noble réputation. Depuis sa naissance, Eleanor ravissait famille et amis. Une enfant très sage, épanouie par tant d’affection. Contrairement à son frère, elle échappa à la crise de l’adolescence. À quatorze ans, la seule limite qu’elle chercha à mettre à l’épreuve fut sa capacité à apprendre. Pas une fois elle ne fut tentée de suivre son fugueur de frère dans ses déboires nocturnes. Sa mère ne cessait de lui répéter qu’elle avait héritée du sang bleu de la famille. Ô comme elle en était fière, de sa fille !

Si Eleanor avait des allures de princesses, son père, lui, prit soin de lui garder les pieds sur terre. Ela, douce et polie, aimait le raffinement, mais aussi les joies de la nature. Redouter de se salir les mains au cours d’une excursion en forêt ne faisait pas partie de son caractère. Elle savait faire du feu sans l’aide de la magie, simplement en ramassant des bouts de bois et des feuilles mortes. Elle ne craignait pas les loups ou les ours, ni les êtres humains. En effet, Ela était dotée d’une curiosité sans fin à l’égard de ces derniers. Elle s’intéressait beaucoup aux gens, à ce qu’ils avaient à dire, à ce qui les passionnaient. À un point où il ne lui vint jamais à l’idée de regarder quelqu’un de haut. Son désir le plus profond était d’élever l’âme des gens grâce à la musique.

Considérant tout cela, le cœur d’Ela penchait davantage pour la librairie que la Pimentine où elle n’entra à vrai dire qu’une seule fois afin de ramener son frère ivre au château. Si Alister était désireux de discuter avec elle, Eleanor préférait de loin le décor de la librairie.

« L’hiver irlandais équivaut au printemps en Russie. Je m’y accommode parfaitement. »

Ela lui adressa un sourire rassurant et, joignant les mains dans le dos telle une enfant, elle lui suggéra la librairie.

« Je n’ai pas l’intention d’y lire quoi que ce soit... Pas en ta présence. Mais dis-moi, quel genre de livres aimes-tu lire ? »

Intriguée par les propos passionnés d’Alister, Ela voulait savoir quelle était la nature des écrits qui suscitaient chez lui tant de ferveur.

« Je visite beaucoup de mondes, moi aussi. » Ajouta-t-elle à voix basse.

Ils revinrent lentement sur leurs pas et entrèrent finalement dans la boutique, faisant ainsi tinter la clochette dorée au-dessus de la porte. Le vendeur leur souhaita la bienvenue tandis qu’ils grimpaient le vieil escalier de merisier menant au premier étage. En haut, un immense vitrail en dôme éclairait les étagères s’étendant du plancher au plafond. Une odeur de vieux livres et de bois séché imprégnait l’air ambiant. Classés par sujets traités puis par auteur, il suffisait de choisir la destination où s’évader. La porte à ouvrir. Le monde à découvrir. Emballée à la vue de tant de livres, Eleanor laissa ses doigts glisser amoureusement sur les reliures.

« Monstres marins, elfes des forêts, contrées éloignées d’Orient, il y en a tellement. »

Le seul détail qui faisait défaut à Ela était d’oublier qu’elle en vivait également, une histoire. Le sort de tout rêveur, sans doute…

"Alors tu viens de Russie?" répondit Alister, impressionné. "C'est un pays que j'aimerais beaucoup découvrir!"

Quand Eleanor lui dit qu'elle préférait la librairie au pub en prenant une attitude enfantine et innocente, Alister sourit de plus belle et accepta avec plaisir. Puis elle lui demanda quels genres de livres il aimait lire mais à cela, Alister lui demanda de patienter jusqu'à la librairie pour pourvoir en discuter dans le décor adéquate.

"Je visite beaucoup de mondes moi aussi..."

Cela parut tellement réel quand Eleanor prononça cette phrase. Alister s'était toujours dit qu'il devait exister plusieurs mondes en un seul. Des mondes parallèles. Il avait des frissons en imaginant que quand il s'asseyait sur ce banc, il y avait peut-être quelqu'un assis à côté de lui, sur ce même banc mais dans un autre monde. Comme Lyra et Will dans un livre moldu qu'il avait lu... Donc faute d'en avoir encore la preuve, il y croyait quand même et entretenait ce rêve en lisant des livres et en pénétrant leurs mondes. Un rêveur. Pour Alister, la définition du rêveur était...

[Un voyageur allant de monde en monde.
Mondes réels et irréels.
Toujours à la recherche de nouveaux paysages, nouvelles créatures.
Et qui croit en toute chose vivante ou non.]

La clochette de la librairie ramena Alister sur Terre. Il répondit d'un hochement de tête et d'un sourire aimable au vendeur qui leur souhaitait la bienvenue et suivit Eleanor dans l'escalier. Celui-ci grinçait mais pas à la manière de ceux qu'on entendait dans les films d'horreur. Non, Ce grincement annonçait simplement aux visiteurs qu'ils allaient pénétrer dans un authentique lieu de magie. La magie des livres. Elle était de loin une des préférées d'Alister.

Après le son vint l'odeur. Le parfum de vieux livres, le parfum de leurs aventures, leurs richesses, leurs secrets... Un parfum qu'avait d'ailleurs retrouvé Alister dans sa préparation d'Amortentia, sans grande surprise. Enfin arrivé en haut des escaliers, la vue de la gigantesque bibliothèque compléta les deux autres sens. On aurait cru à un plafond sans fin tant il était immense et illuminé par le dôme de verre. Alister ne regretta pas un instant être venu ici et qu'Eleanor ait préféré la librairie au pub. Il était clair que cela leur faisait un beau point commun.

Alister observa Eleanor, qui bien qu'étant déjà venue ici, avait l'air de s'émerveiller tout autant que lui. Pour preuve, la façon dont elle laissait courir ses doigts sur les livres. Des caresses empreintes de respect, de délicatesse et d'amour. Alister s'approcha lentement d'elle et lui souffla.

"J'aime tous les genres de littérature. Mais les livres que j'affectionne le plus ne sont malheureusement pas ici. Pour la simple raison que ce sont des livres moldus. Peut-être que ces noms te disent quelque chose: Jules Verne, René Barjavel..."

Attendant qu'elle se retourne, il continua de parler à voix basse afin de respecter le silence des lieux.

"C'est ma mère qui les avait et je les ai tous lu. Je me suis souvent demandé si ces auteurs moldus n'étaient pas en réalité des sorciers ou s'ils n'en avaient pas la connaissance pour décrire des choses si merveilleuses. Mais en fait, je préfère croire que non car cela témoignerait de leur grande richesse intérieure, de leur grande imagination et de leur amour des mondes merveilleux..."

Peut-être qu'Alister s'emballait un peu trop mais peu importe, il était certain qu'entre amoureux des livres, il n'existait pas de limites...

D’aussi loin que la mémoire d’Eleanor pouvait remonter, Anoushka lui racontait des histoires. Enfant, chaudement emmitouflée sous ses couvertures, la tête appuyée contre son oreiller en plume d’oie, Ela écoutait les récits fantastiques que voulait bien lui raconter sa gouvernante, peuplant ainsi ses rêves de royaumes ensorcelés comme ils n’en existaient que dans l’imaginaire. En grandissant, Ela se mit à dévorer un nombre incalculable de récits mythologiques, sorciers et moldus confondus, pour ensuite en chercher les héros trépassés dans le firmament. Parfois, elle se demandait ce qu’il pouvait y avoir par-delà toutes ces constellations, et si quelqu’un se posait la même question à l’autre bout de l’univers.

Au printemps de ses neuf ans, alors qu’elle faisait de l’équitation avec son père et son frère en pleine forêt, son cheval perdit l’équilibre sur une plaque de glace, les entraînant tous deux dans les rapides de la rivière qu’ils longeaient. Jade se chargea de sortir l’animal paniqué des flots tandis que leur père se rua sur sa baguette magique pour arracher Ela des griffes de l’eau glaciale. De retour à la maison, elle grelotta durant deux heures avant de sombrer dans le sommeil pour se réveiller le lendemain matin avec une forte fièvre. En proie à des symptômes qui se muèrent rapidement en pneumonie, Ela passa les trois semaines suivantes clouée au lit. Ce fut à cette époque que, pour tromper son ennui, Anoushka lui ramena des livres par dizaines chaque fois qu’elle allait en ville faire des courses. C’est ainsi que « Vingt milles lieues sous les mer » abouti entre ses mains.

« Je connais le Capitaine Nemo. Son Nautilus est un chef-d’œuvre d’ingéniosité. Crois-tu qu’il a réellement été englouti par le maelström à la toute fin ? »

Ela, curieuse, se retourna vers Alister, scrutant son regard qui s’emballait au même rythme que ses paroles. Un sourire complice s’installa sur ses lèvres.

« L’imagination n’a de limite que celle qu’on veut bien lui donner. »

Ela se rappelait avoir déjà lu un mythe moldu grecque sur les centaures, et pourtant ceux-ci faisaient partie de la réalité au sein des sorciers. Un auteur moldu pouvait-il avoir été témoin d’un phénomène magique et y avoir consacré une histoire ? Difficile à dire. Tant de moldus rêvaient de magie, comment savoir ?

« Je crois que si Jules Verne avait pu être sorcier, il aurait été le Capitaine Nemo. Il aurait vécu son histoire au lieu de la raconter. »

Longeant à nouveau la rangée de livres, cette fois à reculons pour ne pas tourner le dos à Alister, Ela fit légèrement pianoter l’extrémité de ses doigts sur les étagères avant de ramener sa main le long de sa mince silhouette.

« Il y a une section de romans moldus au fond à gauche, mais je préfère te prévenir qu’elle ne sera pas à la hauteur de tes attentes. »

Ce n’était pas peu dire. À vue d’œil, Ela en comptait environ trois cent. La section était vraiment mal située, derrière un divan de fabrication artisanale aux allures antiques et une table basse de laquelle une pile de livres allaient par eux-mêmes retrouver leur place respective grâce à un sortilège de lévitation automatique. Eleanor porta son regard tout en haut, et s’exclama dans un souffle triomphant :

« Là, il y en a un de Barjavel ! »

Du haut de son mètre soixante-six, Ela ne parvenait pas à lire le titre du roman, ni à l’atteindre. À une distance de deux mètres, elle fit glisser une échelle sur roulettes fixée au mur d’étagères et l’arrêta tout juste où se situaient les romans moldus commençant par la lettre « B » au niveau des auteurs.

« Je vais le chercher. » Fit-elle en posant un pied sur la première marche.

[25 jours de retard... qui dit mieux? J'suis vraiment désolé, je vais me rattraper!]


[Désolé, c'est un peu court pour une reprise... mais j'espère avoir saisi l'ouverture comme il faut! =D]

Le Capitaine Nemo, un sorcier… Cette idée étourdissait l’imaginaire d’Eleanor. Si les élèves de Durmstrang voyageaient par bateau submersible, était-ce envisageable que le Capitaine Nemo y fut un jour étudiant ? Qu’il utilisa les plans de ces bateaux pour construire son Nautilus ? Si elle se fiait à la description donnée par Jules Verne, Ela serait-elle en mesure de le reconnaître dans les albums photos de l’époque ? Elle y songeait encore en s’élevant dans l’échelle, et ce fut un lacet de sa jupe se coinçant entre un barreau qui interrompit le fil de ses pensées. Quand elle se retourna pour le dégager, Alister détourna la tête au même instant. Eleanor s’immobilisa, le roman de Barjavel en main. L’évidence la frappa de plein fouet.

* Que doit-il se dire ? *

Eleanor avait conscience de ne jamais couvrir ses jambes. Enfant, sa frêle silhouette dodelinait de gauche à droite chaque fois qu’elle enfilait une crinoline. Elle adorait ce mouvement de cloche lorsqu’elle bougeait, ce doux balancement de tissu qui lui frôlait délicatement la peau. Sans un mot sur ce qu’il venait de se passer, Ela décoinça son lacet et fit intentionnellement du bruit lorsque ses pieds touchèrent à nouveau le sol afin d’indiquer à Alister qu’elle était redescendue. Elle lui tendit le livre qui éveillait déjà chez lui une passion certaine qui ravissait Ela.

« Raconte-moi. De quel genre d’histoire s’agit-il ? »

Impatiente, elle s’approcha d’Alister, son regard alternant entre la couverture du livre et le visage du Dorelly. Le titre du roman n’en était que plus intriguant encore.

« Ne me dévoile pas la fin, d’accord ? »

Si l’histoire lui plaisait, et elle n’en doutait pas, elle voudrait le lire. Où pouvait se situer l’intérêt de suivre les péripéties d’un récit dont on connaissait déjà la conclusion ? Où résidait le mystère ? L’enchantement ? Combien de fois Ela veilla-t-elle à la lueur d’une bougie jusqu’à l’aube, incapable de refermer un livre avant la fin ? Pas étonnant qu’elle fut clouée au lit trois semaines lorsqu’elle contracta la pneumonie. Contre la maladie, son amour pour les livres triomphait au détriment du sommeil réparateur dont son corps avait alors besoin. Néanmoins, gavée de médicaments et de romans, Eleanor ne manqua pour ainsi dire de rien, et une guérison lente ne la dérangea pas outre mesure.

Plus loin dans la librairie, à deux rangées très exactement d'où ils se trouvaient, adossée dans le coin d’un mur, une vieille horloge grand-père recouverte d’une couche de poussière sonnait le premier coup de dix-sept heure ; la boutique allait fermer. Celle de Garth également. Deuxième coup. Le temps passait définitivement trop vite, dans une librairie. Troisième coup. Surtout en bonne compagnie. Quatrième coup. Ils allaient être en retard…

[Soit. Je te permets de te rattraper à la réception D'Eluage .]

[Bien joué le coup du lacet! ^^]

Eleanor s'approcha donc un peu plus d'Alister, curieuse de savoir ce que ce livre racontait. Ce qu'elle demanda à Alister mais elle précisa qu'elle ne voulait pas connaître la fin. Il était évident pour Alister qu'il ne ferait pas cette stupide erreur. Entre amoureux des livres, ce serait un sacrilège!

La jeune femme était maintenant juste à côté de lui. Il sentit son parfum. Très délicat. Boisé. Et il admira sa chevelure longue et noire. Un instant seulement. Il était clair que la beauté simple d'Eleanor perturbait Alister et celui-ci luttait pour pas que ça ne se voit. Ce qui, fort heureusement, restait facile car leur quête de livres prenait largement le dessus depuis le début. Alister était heureux qu'Eleanor ait trouvé ce livre et il se mit donc à lui raconter le sujet.

"Bien sûr que je ne te raconterai pas la fin. Cela n'aurait plus aucun intérêt si tu veux le lire. Cela raconte l'histoire d'une équipe de scientifiques qui partent explorer les fonds de l'Antarctique. Contre toute attente, sous la banquise, il font une découverte hors du commun: ils découvrent les vestiges d'une civilisation vieille de près d'un million d'années. Plus fort encore, la découverte de deux corps humains cryogénisés."

Alister précisa donc que cette découverte démontrait qu'il avait existé une civilisation au moins aussi évoluée, sinon plus, que la notre. Dans l'excitation, les scientifiques avaient décidé de ranimer un des deux corps et il choisirent la femme car elle était en meilleur état de conservation.

"Ensuite, c'est en sondant sa mémoire qu'ils découvriront toute l'histoire de cette civilisation détruite par la guerre et aussi l'histoire d'amour qui avait unit cette femme à Païkan, l'autre corps congelé. Cette femme s'appelle Ela. Euh... non, pardon. Eléa. Au temps pour moi. Bref. Tout cela pour dire qu'elle a presque le même prénom que toi."

Alister bégayait bêtement dans sa confusion en se demandant si Eleanor avait saisi le lapsus. Bien sûr que oui, il en était sûr. Alister se ressaisit tant bien bien que mal en attendant la réaction d'Eleanor.

Là dessus, une horloge retentit pour sonner les cinq heures de l'après midi. Déjà. Dieu que le temps avait passé vite. Deux heures envolées. Mais deux heures des plus agréables. Maintenant, il fallait rejoindre la boutique de Garth. Celui-ci devait certainement les attendre depuis un moment pour finaliser la robe d'Eleanor. A la regarder, la jeune femme semblait partager le sentiment d'Alister. Il lui sourit d'un air entendu.

"Eh oui. Déjà l'heure. On pourrait passer sa vie dans une librairie ou une bibliothèque. Bien. Mettons nous en route dans ce cas."

Alister fit signe à Eleanor de passer la première pour redescendre les escaliers. Ils saluèrent le libraire avant de sortir et de retrouver l'air frais de l'hiver. La porte se referma derrière eux dans un grincement plaintif. Quelques flocons fins et légers s'étaient mis à tomber. Trop fébriles pour tomber directement au sol, ils se faisaient porter au grès du vent dans un long périple. Alister regarda à gauche, puis à droite. Ha. Bien il ne savait plus dans quel sens repartir. Il regarda alors Eleanor avec un sourire confus.

"Tu es le guide. Je te suis."

Les papillons dans l’estomac, les battements de cœur incontrôlables, les sourires de pur bonheur... Tous ces symptômes typiques de l’amour, Ela les connaissait. Seulement, chez elle, ils furent toujours provoqués par des choses et non des êtres ; une pièce de musique émouvante, un passage de roman si parfait qu’il lui en donnait des frissons, une vue imprenable sur le firmament étoilé. Si bien que lorsqu’elle étudiait encore à Közlove, le seul garçon ayant eu le courage de lui avouer ses sentiments fut rejeté sans ménagement. Il se condamna lui-même, l’interrompant en plein milieu d’un concerto pour lui bredouiller quelques paroles maladroites. Eleanor, alors âgée de quinze ans, l’accusa de ne rien connaître à l’amour, au vrai, et que le sentiment dont il lui faisait part n’était qu’égoïsme, auquel cas il aurait mieux choisi son moment. Depuis cet incident, Ela devint la petite sœur inatteignable de Jade, celle qui préférait la compagnie d’un piano à celle d’un garçon. Eleanor Des Oraisons ne désirait pas de romance. Pas de ce genre. Elle n’en avait pas besoin. Qu’est-ce qu’un garçon pouvait bien lui apporter qu’elle ne possédait pas déjà ? Sans vanité aucune, quel serait l’avantage à s’investir dans une telle relation ? Depuis sa plus tendre enfance, elle était la préférée de ses parents. Elle attendrissait jusqu’à sa gouvernante. La solitude ne lui évoquait qu’un vague sentiment indéchiffrable.

À présent, elle sentait le regard d’Alister se poser sur elle, et ne savait comment réagir. Le doute, quelle étrange sensation. Nouvelle, aussi. Alister en confondait jusqu’au prénom de l’héroïne du roman dont il lui résumait les grandes lignes. Et même si Eleanor n’avait que peu d’expérience en la matière, impossible désormais pour elle de ne pas se rendre compte de l’intérêt certain que lui portait Alister. Toutefois, elle ignorait l’attitude à adopter. Son sourire ne quittait pas son visage, sans qu’elle ne puisse se l’expliquer. Ela sentait qu’elle pouvait ainsi l’écouter lui parler d’histoires extraordinaires durant des heures. En fallait-il davantage ? Sûrement. Puis dix-sept heure sonna. Alister sembla lire dans ses pensées puisque la réflexion qu’il énonça à voix haute ressemblait en tous points à ce qu’Ela songeait à l’instant même. Oubliant les tréfonds marins de Jules Vernes et les civilisations détruites de Barjavel, Ela emboita le pas à Alister et ils sortirent de la librairie à contrecœur, elle devant, toujours guide, et cette soudaine impression qui venait de naître, lui intimant qu’elle n’aurait pas le rôle de guide bien longtemps.

« Sur la gauche. La boutique est là-bas. »

Alister et Ela n’échangèrent pas un mot en chemin. D’un geste calculé, elle remit en place le capuchon sur sa tête dont les idées se bousculaient à l’intérieur, son regard observant calmement les flocons flotter dans l’air jusqu'à la boutique, un peu plus loin.

« Nous y sommes. »

Sur la porte d’entrée, un écriteau indiquait que la boutique était fermée. Ela risqua un regard à travers une fenêtre et y vit de la lumière tout au fond. Elle fit signe à Alister de s’approcher et frappa deux coups sur la porte. Comme elle s’impatientait de voir les croquis de Garth. On le disait talentueux, et ce fut l’impression première d’Ela lorsqu’elle partagea son projet avec lui. Garth faisait partie de ces gens passionnés qui se donnaient entièrement à l’art auquel ils se vouaient. Tout allait se concrétiser aujourd’hui, après quoi il ne lui resterait plus qu’à attendre le chef-d’oeuvre. Elle voulait tant jouer au Lys Blanc. Cela faisait si longtemps qu’elle jouait pour elle-même. Eleanor désirait offrir sa musique aux autres, et observer attentivement leur réaction. Pouvait-elle changer le monde, ne serait-ce que le temps d’une sonate ?