Un bal. Encore un. Il y avait eu la réception D’Eluage, où tout le gratin de la noblesse magique avait été invité... elle avait du s’y rendre. C’était les convenances qui étaient ainsi, l’étiquette. Se montrer, être là, sourire. Accompagnée de son cousin Galen, ils avaient fait ce qu’il y avait à faire. Saluer. Être présenté. Comme pour dire « regardez, les D’Evendim sont là. Regardez-là, cette noble lignée magique islandaise, longuement fidèle au Lord Noir, regardez ses descendants, regardez-les, ceux qui feront partis de l’avenir du monde magique. » Une soirée où la jeune génération des nobles avait échangé, s’était rencontrée et avait « célébré » la passation de pouvoir au sein des D’Eluage.

Cela aurait pu être une soirée fort ennuyeuse, toute en hypocrisie et en arrière-pensées tues dans les gorges, mais il n’en fut rien. Elle s’était posée en cousine de Galen D’Evendim, avait glissé son regard sur maints visages déjà oubliés... et avait aussi observé de loin la lignée Black et ses quatre fils. Elle avait mimé les manières qu’elle connaissait depuis toute enfant déjà, comme il le fallait. Les choses auraient pu s’arrêter là, mais elle avait pris l’initiative d’aller vers le fils Eldor, le saluer. Puis ils avaient dansé. Elle avait dansé. Chose rare. Ils avaient parlé de tout et de rien, mais cette simple danse, une seule, avait suffi pour faire jaser. Dans ce genre de soirée, tout était prétexte à rumeur. « Le fils Eldor... vraiment ? Je te pensais meilleur goût en matière de fréquentation, cousine. » Mais je n’ai fait que le saluer, Galen. Nous n’avons échangé que quelques mots. Une danse et il était parti. Une danse et elle avait repris sa place auprès de son cousin, dans le décor luxueux de la vaste pièce principale de la demeure D’Eluage.

Un bal. Encore un. A la base, elle n’aurait pas songé s’y rendre... elle ne fuyait pas les festivités, mais ce n’était pas là le même standing, ni le même contexte. Qu’elle y aille ou non, elle n’y gagnait rien de particulier, il n’y avait pas d’étiquette à respecter. C’était un bal qui réunissait la population estudiantine de S.W.Y.N, les habitants de Bourg-en-Bière et les quelques personnes de passage souhaitant se joindre à la fête. Un mois avant le jour J et l’université ne parlait que de ça. Tous ceux qui pourraient être présents seraient rassemblés à la Tribune de Sir Jet, ou une grande majorité en tout cas. Dans les couloirs, pendant les cours, il n’était question que de ça. Qui demanderait à qui ? Qui irait avec qui ? Quelle tenue faudrait-il mettre ? C’était un bal masqué, mais tous s’appliquaient à porter les meilleurs masques, les meilleurs déguisements. Lyndis s’estimait loin de tout cela. Déjà, elle se voyait mal aller à un bal de ce genre seule. Et elle voyait mal quel fou pourrait bien l’inviter, elle qui n’était pas vraiment sociable et évitait autant que possible de se mêler à la foule trop compacte et identique des étudiants moyens. Intérieurement, peut-être qu’elle aurait aimé s’y rendre après tout... peut-être, mais être seule à ce genre de festivités, elle ne l’admettrait jamais. Ce serait là un prétexte à la railler, et elle ne l’accepterait pas. Alors elle trouvait maintes raisons d’être tout aussi bien seule dans sa chambre à S.W.Y.N plutôt qu’à boire et bavasser dans une salle redécorée avec trop peu de goût pour l’occasion.

Mais ça, c’était avant ce fameux matin où à l’heure du courrier, son petit hibou noir lui amena une lettre marquée d’un sceau qu’elle n’identifia pas tout de suite. Elle l’avait déjà vu pourtant, elle en était certaine... une connaissance de la famille ? Un peu plus tard dans la journée, à l’abri des regards, elle entreprit de l’ouvrir, et ce qu’elle y lut la surprit au plus haut point. Le contenu de cette lettre était fort d’actualité. Il y était question du bal. Et elle se maudit de n’avoir point reconnu le blason... Mais pour être honnête, elle ne s’y attendait pas le moins du monde. Valek Eldor l’invitait au bal à Bourg-en-Bière. D’une belle écriture calligraphiée, il l’invitait en mots polis, traduisant l’étiquette qu’ils connaissaient tout deux si bien. Elle resta un instant interdite. Elle aurait pu dire non... Mais toute cette situation l’amusait en fin de compte. Un Eldor invitant une D’Evendim. Unis par la nationalité mais désunis par la lignée. Elle n’avait que peu parlé au Dorelly en réalité, et l’idée de le revoir était... intéressante. Elle ne s’empressa pas à répondre pour autant. Elle attendit deux jours avant d’envoyer à son tour une petite missive dans laquelle elle lui répondait positivement.

S’en suivirent alors les éternelles questions : « Et comment je m’habille ? Et est-ce qu’il va aimer ma jupe ? Et mes petites chaussures ? Avec ou sans chapeau ? Ca fait trop là, non ? ... » Je plaisante, bien sûr. Ces discussions futiles elle les laissait à ses camarades de chambre dont elle se serait bien passée de la présence. De son côté, avec quelques idées en tête, elle se rendit chez un tailleur réputé de Dublin, afin qu’il lui prépare un costume sur mesure, dans les tons qu’elle souhaitait, avec le masque et le chapeau assortis. L’homme était connu pour la finesse de son travail, et deux semaines plus tard, elle essayait, ravie, une robe aux teintes vertes, avec une fine dentelle claire, un petit chapeau dans les mêmes tons et un masque noir décoré de plumes. Un déguisement chic, ni trop ostentatoire, ni trop sobre. Le juste milieu, comme elle aimait. Que son cavalier aime ou pas, elle s'en moquait, il s'en accommoderait. Elle ne demanda donc aucune retouche, l’ensemble lui convenait. Elle avait décidé de jouer le jeu, elle ne se soucierait qu’après des « on dits ». Cette invitation était peut-être ce qu’il lui fallait pour briser l’ennui et la monotonie dans laquelle elle s’était engouffrée tête la première, à S.W.Y.N.

C’était donc vêtue de sa tenue sur mesure qu’elle se rendit, le soir du bal, au point de rendez-vous fixé par Valek. Quelques mètres en amont du théâtre devant lequel s’agglutinait la masse, elle repéra la devanture d’une boutique sur laquelle trônait la statue d’un diablotin. Elle s’y arrêta, puis, tenant avec grâce son masque, se mit à chercher du regard son cavalier, qui se trouvait certainement non loin.

Pourquoi avait-elle accepté l’invitation, réellement ? Elle n’était même pas certaine de le savoir... ou peut-être ne se l’avouait-elle pas ? Par provocation, surement. Allons bon, ne faites pas comme si vous ne vous en doutiez pas ! Un Eldor allant au bal avec une D’Evendim, on ne voyait pas ça tous les jours ! Beaucoup de monde était attendu ce soir-là, et si... et si on jasait ? Et si les faits étaient rapportés ? Amplifiés ? Et si.... et si... elle verrait bien ! Anticiper les rumeurs l’amusait d’avance ! Qu’on jase, qu’on rapporte ! Elle savait que son père n’apprécierait pas, que son oncle porterait des critiques courroucées, que son grand-père... ah, son grand-père ! Il en ferait une de ces têtes ! Il se mettrait à grogner dans son jargon islandais, parlant d’honneur de la famille, de lien du sang et de toutes ces notions qui avaient fait l’enfance de Lyndis. Oh oui, il parlerait de tout ça, voudrait la faire culpabiliser, parlerait de honte et de principes... Elle subirait ou trouverait une parade, elle verrait bien en temps et en heure. Elle comptait sur la discrétion de son cousin Galen, auquel elle avait déjà confié sa participation au bal, et qui l’avait conseillé sur le tailleur... mais peut-être que le reste de sa famille était déjà au courant ?

Elle avait accepté... par envie, aussi. Envie d’en savoir plus sur ce mystérieux Valek sur lequel son regard s’était discrètement attardé plus d’une fois depuis le bal des D’Eluage. Il avait une aura secrète, un charisme particulier, et un certain charme nordique qui ne laissait pas indifférent. Et puis, c’était également une sorte de défi sur elle-même que d’accepter l’invitation de l’islandais... elle ne savait pas vers où elle allait en se rendant au bal avec lui, elle avait répondu avec la même politesse, le même respect de l’étiquette que ce dernier, mais peut-être serait-il également un moyen de tourner une page brune du nom de Black, un souvenir comme un poids mort qu’elle trainait depuis trop longtemps enchainé à son pied.

C’était pour toutes ces raisons à la fois qu’elle avait fini par retourner une missive positive au jeune homme. Depuis le hasard de leur rencontre dans la demeure d’Eluage, elle s’était demandée s’ils finiraient par discuter à nouveau... il fallait croire que oui. Elle était d’ailleurs surprise, aussi. Elle ne s’était pas attendue à une telle invitation et se demandait si les raisons qui avaient poussé l’islandais à l’inviter étaient un peu semblables aux siennes... Peut-être finirait-elle par le savoir.

Derrière son masque, elle scrutait les environs, afin de retrouver son cavalier. Le froid ambiant avait poussé bien des présents à sortir manteaux et écharpes, et cette réflexion la fit sourire, lui rappelant sa terre natale. Elle appréhendait cette soirée avec un je-ne-sais-quoi de nostalgie qui ne lui ressemblait guère et la faisait sourire plus que de raison. Oui, ce bal, cette invitation, tout ce moment était tellement inhabituel pour elle qu’elle se laissait doucement porter. Elle jouerait le jeu et verrait bien où cela la mènerait. A cette pensée, elle entendit des pas puis une voix à ses côtés. Elle se retourna et reconnut la démarche de Valek, dont le visage était caché derrière un masque blanc d’une sobriété extrême, mais qui à bien y réfléchir collait parfaitement à ce qu’elle avait pu voir du tempérament du jeune homme. Elle répondit à sa révérence d’une semblable manière. Il était rare qu’elle fasse preuve d’un tel respect de l’étiquette, mais toute l’aristocratie qui se dégageait du descendant des Eldor lui rappelait sa propre naissance, et elle se surprenait à retrouver des réflexes qu’elle avait souvent mis de côté à S.W.Y.N.

« Bonsoir Monsieur Eldor, et merci. Vous êtes très élégant également. » Et dire cela n’était point mentir, son cavalier était d’une élégance à toute épreuve, son costume noir lui sied à ravir et d’un simple coup d’œil l’on pouvait constater qu’il avait été fait sur mesure, aucun défaut dans la coupe, aucun pli n’était visible. L’habit lui donnait un stature imposante et le noir du tissu faisait largement ressortir la chevelure blonde du jeune homme.

Valek l’interrogea et elle acquiesça d’un signe de tête, tout en s’appuya sur le bras qu’il lui tendait. Ils n’avaient aucune raison de patienter plus longtemps. Alors qu’il se mirent en route vers le théâtre, elle ajouta : « Quant à l’invitation, j’ai été agréablement surprise. Il me semblait tout naturel de l’accepter. »

Cette douceur lui était peu commune, mais c’était comme si la politesse de Valek la poussait dans un comportement qu’elle s’était oubliée, des attitudes qu’elle n’avait guère l’habitude d’avoir. Après quelques instants d’attente, ils finirent par entrer dans le vaste hall de la Tribune du Sir Jet, redécoré pour l’occasion. Comme elle s’y était attendue, c’était grand et fastueux, une épaisse moquette rouge au sol, et d’imposants lustres dorés au plafond. Un luxe un peu trop excessif au goût de la D’Evendim, qui préférait l’élégante sobriété de l’argent à l’éclat trop ostentatoire des dorures.

« Et bien, ils n’ont pas fait les choses à moitié... » songea-t-elle à voix haute, observant le fourmillement des personnes présentes. Une multitude de serveurs s’affairaient un peu partout, tandis que les buffets étaient déjà pris d’assaut. Au bout du hall, un large escalier semblait mener à la salle de bal à l’étage, dont parvenait fortement la musique qui se jouait déjà. Elle se tourna vers son cavalier, constatant qu’il examinait lui aussi l’endroit.

Alors qu’ils continuaient leur progression dans le hall, elle reprit la parole, avec un sourire amusé : « J’espère que nous aurons droit à plus d’une danse ce soir, Monsieur Eldor. »