Jeudi soir. À la Pimentine. Il n’y avait pas des masses. Les intellos, un soir de semaine, se planquaient à la bibliothèque, le nez fourré dans une tonne de vieux bouquins. Les Cinnacrow, eux, étaient pour la majorité trop snobs pour fréquenter la Pimentine, peu importe le jour. Nul doute qu’à la seule menton d’alcool, Mélite d’Orcy devait en frémir d’effroi. Au final, le pub comprenait au total six étudiants. D’abord, il y avait un drôle de type assit dans un coin qui se marrait en lisant la Gazette du sorcier. Deux tables plus loin, une fille et son copain - maudit soit-il - partageait un verre qu’ils sirotaient chacun de leur paille respective. La seule autre fille présente était une Dorelly de deuxième année qui bossait comme serveuse, et qui accessoirement était en train de dévorer Malloy des yeux. Andrew l’aurait bien précédé, mais Malloy n’avait eu aucun scrupule à le bousculer pour prendre un longueur d’avance sur lui. C’était légal, Andrew était bon joueur, bien qu’il ne s’empêcha pas de faussement lui faire la gueule pendant cinq minutes.

Vêtu d’un jean et d’une chemise noire à fines rayures bleues, légèrement entrouverte – boutonner le haut pour dissimuler un si beau torse serait honteux, qu’on se le dise – Andrew était appuyé au bar, à côté son pote. Ils avaient déjà entamés leur troisième bière de la soirée, comme le démontraient les bouteilles vides que venait de ramasser la serveuse. L’Irlande recelait une variété d’alcool local jamais importée au États-Unis. Depuis le temps, Andrew avait goûté à tout, mais il ne se lassait jamais des spécialités de Bourg-en-bière.

" Hey Gwen, tu me sers un verre de whisky pur feu irlandais ? "

C’était Malloy. Il faisait son numéro, comme d’hab. En remarquant la serveuse – Gwen – acquiescer d’un grand sourire, Andrew leva les yeux vers le ciel et tapant l’épaule de son pote.

" Tu lui demanderais la lune que j’aurais peur qu’elle détale sur son balai. " Fit Andrew d’un ton rieur avant de commander la même chose.

" Tu m’étonnes. Par compassion pour toi, je lui demanderai si elle n’a pas de sœur. "

" T’es un con, Malloy. "

Sur ces belles paroles d’amitié, un courant d’air vint rafraîchir l’intérieur du pub. Le type bizarre de toute à l’heure venait de quitter les lieux, la Gazette abandonné sur la table, pliée en deux. Frissonnant, Andrew bu son verre de whisky cul-sec. La boisson lui réchauffa instantanément le fond de la gorge de son enivrante brûlure. Les deux garçons enchaînèrent quelques cul-secs d’affilée – trois ou quatre, dont deux sur le compte de la maison, merci à Gwen – en discutant et riant bruyamment entre les habitués de l’endroit. La soirée était maintenant avancée, cependant les deux Plumentine ne se souciaient pas de l’heure. À vrai dire, personne chez les Cinq Plumes n’allait se coucher à une heure raisonnable, week-end ou pas week-end. La nuit était le moment de la journée où ils étaient généralement les plus actifs. En matinée, certains carburaient au café et d’autres, comme Andrew, sortaient prendre une bouffée d’air frais pour se réveiller. Par contre, dans les deux cas, l’effet n’était que de courte durée, à moins qu’une fille soit dans les parages pour les distraire de leur confortable somnolence.

Tenant assez bien l’alcool, Andrew n’eu aucun problème à marcher en ligne droite jusqu’à la salle de bain à laquelle personne n’échappait quand il s’agissait de consommer des boissons. En contrepartie, son cerveau, baignant dans un mélange de bière et de whisky, ne remarqua pas, à la sortie de la salle de bain, que la silhouette qui devait être celle de Malloy avait grandement perdue de sa masculinité. Andrew vint se rassoir quand son regard remarqua, sur le comptoir du bar, la transition du whisky pour… un cocktail dont il ne se rappelait pas le nom. Un truc se terminant par « i » ou par « on », il savait plus trop. Prêt à se moquer de son pote, Andrew se tourna vers celui-ci, l’air charrieur.

" Et bien, et bien, Ma-… Mani ?! "

Bug. Andrew cligna deux fois des yeux et lança un regard circulaire autour de lui. Pas de Malloy. Ou plutôt, plus de Malloy. Gwen manquait aussi à l’appel.

* On plante PAS ses potes pour une fille !!!! *

D’abord Alex, maintenant Malloy. Décidément. Soupirant intérieurement non sans maudire Malloy au passage, Andrew se redressa pour reprendre une certaine contenance. D’un sourire malicieux, voire complice, il récupéra son air décontracté, et se penchant une nouvelle fois vers Mani, il lança avec nonchalance :

" Ça fait un moment, comment tu vas ? "

[Réservé Mani ]

Andrew s’étonnait toujours de s’entendre aussi bien avec son pote Elias que la demi-sœur de celui-ci, Mani. Il était vrai qu’ils n’avaient pas les mêmes parents, mais pour Andrew, de pouvoir s’amuser avec deux êtres qui se supportent à peine ne cessait jamais de le surprendre. À croire que c’était lui, au final, qui avait bon caractère. Voilà ce que c’était que de vivre en surface sa vie, sans jamais chercher en profondeur. Elias ne jouait pas souvent cette carte. C’est pourquoi il couchait avec moins de filles. La qualité avant la quantité, apparemment. Andrew n’affectionnait pas cette philosophie. Au contraire, il avait besoin de cette légèreté, de cette absence de profondeur, autant dans ses relations que dans ses conversations. Quand une fille commençait à l’interroger sur sa famille, son enfance, ce genre de trucs, le Plumentine s’empressait de changer de sujet ou d’en rire en racontant une connerie. La carte de l’humour, c’était sacré.

" T’es une grande fille, tu demandes toute seule. "

Andrew laissa Mani jouer l’offensée ou faire la moue, et rigola en pointant de son verre vide le menu où les spécialités, au nombre de deux ou trois, s’affichaient en clignotant pour attirer le regard.

" Tu sais bien que c’est un piège à cons, ces menus spéciaux. Y’a rien comme les classiques. Hey Patron, deux autres verres d’whisky par ici ! "

Andrew, d’un ton railleur, répondit par la suite tardivement à la première question qu’elle lui avait posée.

" J’sais pas où est Elias. J’suis venu avec Malloy, mais il s’est tiré avec la serveuse. Et toi, il est où ton cavalier pour qui tu portes une robe aussi sexy ? "

Les rencontres entre Mani et lui étaient tout le temps imprévues comme ça. Ils ne se donnaient jamais rendez-vous, ne pensaient même pas se croiser, n’étaient même pas amis, et pourtant ils leur étaient arrivés de finir soirée ensemble à plus d’une reprise. Au fond de lui, Andrew pensait que si les choses en étaient ainsi, c’était parce qu’ils se ressemblaient un peu, tous les deux. Il appréciait la compagnie de Mani. Mani qui, contrairement à beaucoup de filles, avait une tête sur les épaules et savait comment jongler avec plusieurs facettes de cette même tête. I ne l’avouerait jamais à aucun des deux, mais Andrew trouvait que Mani et Elias avaient plus en communs qu’ils ne le croyaient, à commencer par cette caractéristique d’entretenir des relations superficielles mais intelligentes.

" Et deux whisky, deux ! " Annonça le barman en versant l’alcool doré dans les verres qu’il venait de sortir de sous le comptoir.

" Tu peux laisser la bouteille, j’resservirai mademoiselle… Après tout c’est la faute de mon pote si Gwen s’est donné congé pour la soirée. "

Assumer ses responsabilités quand ça l’arrangeait, c’était de l’Andrew tout-craché. Question de s’enfoncer davantage, il fit un clin d’œil significatif à Mani que le propriétaire interpréterait comment il voudrait. Les laissant seuls dans leur coin, il alla débarrasser une table et disparu dans la modeste cuisine dont bénéficiait la Pimentine. Levant son verre vers Mani, Andrew lui lança un regard pétillant de malice, celui-là même qui brillait dans son regard lorsque l’heure était aux idées plus ou moins foireuses.

" Et si on tentait de rendre cette soirée agréable, toi et moi ? "

Il y avait toujours un sous-entendu douteux. S’il n’y en avait pas, Andrew ne serait pas Andrew. Néanmoins, comme il n’y avait pas de chance pour que l’un des deux tombe amoureux, le jeu en devenait différent. Les cartes étaient les mêmes, seulement on jouait pour jouer, pas pour gagner. Ça n’impliquait rien, ne voulait rien dire, et ne donnerait suite à rien le lendemain. Ce concept portait bien son nom ; profiter du moment présent.